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    Causerie La Chasse

    C'est en septembre que commence le grand mouvement des migrateurs. Les oiseaux de marais et, de rivage : courlis, pluviers, vanneaux, combattants, chevaliers, représentent les batteurs d'escadre de la grande armée d'échassiers et de palmipèdes qui va passer du nord au midi ; leurs bandes ont déjà commencé à se montrer depuis le milieu du mois.

    Pendant qu'ils débarquent, d'autres voyageurs quittent l'hôtellerie : la huppe, le rollier, la fauvette grise, la fauvette des roseaux, le gobe-mouches, le cul-blanc, la guignette ; le loriot a disparu dès la fin d'août avec les martinets ; l'hirondelle de cheminée, se met en route à son tour ; les cailles et les râles de genêt passent sans relâche, mais en laissant toujours derrière eux des traînards ; il est très fréquent de rencontrer des cailles attardées jusqu'à la mi-octobre; nous en avons tué une dans les premiers jours de novembre, sur les bords de la Marne, il y a quelques années. C'est à la Notre-Dame de septembre que commence la chasse des bisets dont le passage se continuera jusque vers le milieu de novembre. Ils sont avec les ramiers ou palombes qui arrivent également en ce moment, allant de l'est à l'ouest, les objectifs actuels des chasseurs du Midi, qui les prennent au filet ou les fusillent, montés dans des sortes de tourelles spécialement construites pour les attendre : nos compatriotes ont encore dans ce mois les ortolans qui se concentrent dans leurs régions, et le becfigue qui, arrivé à son maximum d'embonpoint, rachète par sa délicatesse la petitesse de son volume. Les années où, à la suite d'un été froid, les grives ne s'arrêtent guère dans les vignes du Centre, qui ne leur offriraient alors que du verjus, les Nemrods de la Provence en tuent beaucoup à l'arbret. Le Midi est beaucoup plus favorisé que nous sous le rapport des oiseaux de passage, et, quand nous aurons nettoyé nos champs de leur dernière perdrix et nos bois de leur dernier lièvre, ce sera le tour des chasseurs au poste de se moquer de nous.

    Les jeunes cerfs ont touché au bois dans les premiers jours de septembre, et les vieux sont dans la période des amours. Ces amours n'ont rien de l'idylle et seraient plutôt du domaine de l'épopée. Je doute que chez les carnassiers les plus terribles la passion affecte un caractère aussi violent que chez ce simple ruminant, de moeurs relativement douces et généralement inoffensif. C'est, dans les buissons où il s'était cantonné pour réparer l'épuisement du refait, qu'il en ressent les premières atteintes; son cou et sa gorge enflent, il devient, inquiet, il fait avec force et ce cri rauque et prolongé entendu dans le silence des nuits a quelque chose d'effrayant.

    S'il n'a pas de biches dans son voisinage, il quitte son fort, et, cédant aux transports qui le fouaillent, se montre dans les champs, change de forêt, s'arrêtent pour interroger la brise à pleins naseaux et jetant aux échos son raiement lamentable ; d'autres fois, on le voit se précipiter sur un arbre, sur un buisson que son délire, a transformé en un ennemi imaginaire et le charger à coups d'andouiller. Il prélude ainsi aux combats qu'il livrera à ses rivaux, combats dans lesquels les deux champions, animés d'une égale fureur, luttent avec un tel acharnement qu'il n'est, pas rare que l'un d'eux y perde la vie. On a trouvé dans la forêt de Fontainebleau des cerfs qui, ayant entrelacé leurs bois dans un de ces duels d'amour et n'ayant pu se dégager, étaient morts rivés l'un et l'autre au corps de son ennemi. Ajoutons que l'acharnement des combattants fait ordinairement beau jeu au troisième larron, quelque daguet, quelque deuxième tête qui vient mêler une note gaie à cette tragédie. Capricieux, inconstant comme tous les sultans, le cerf se lasse rapidement de celle pour laquelle il a joué sa vie, et rendu à ses fureurs recommence une nouvelle recherche. Dans les forêts très vives en fauves, il lui arrive cependant de rassembler une bande de biches sur lesquelles, pendant les trois semaines que durera son effervescence, il veillera avec une rage jalouse, toujours à l'éveil pour rôder autour de son troupeau; amaigri, efflanqué, le poil piqué et souillé, châtiant à coups de tête celle de ses odalisques qui s'écarte trop à son gré de la bande, ou se précipitant, aussitôt qu'ils se montrent, sur les cerfs évincés qui ne quittent point les alentours. C'est cependant de ce joli spectacle que le roi François II et Marie Stuart ne pouvaient se rassasier !

    Les louveteaux vont passer louvards ; ils commencent, à quitter les couverts pour se hasarder dans les chaumes en quête d'un premier exploit.

    Quant à la chasse en elle-même, vétérans et néophytes, encore dans le premier feu de l'ouverture, s'adonnent à peu près exclusivement aux déduits de la gaie science. Si nous disons gaie, c'est pour obéir à une vieille tradition; la chasse conserve probablement encore cet aimable caractère dans le Midi, où, comme l'a si délicieusement raconté Alphonse Daudet, lorsque le gibier manque au rendez-vous, on ne s'amuse pas moins comme des dieux en criblant de plomb ses casquettes. Dans la région du Centre, au contraire, elle est devenue prodigieusement scientifique, mais elle a tout à fait cessé d'être gaie.

    Où sont-ils ces départs, encore plus joyeux, que tapageurs en breaks , en chars-à- bancs, voire dans la rustique carriole où l'on s'oncaquait douze dans un récipient fait pour six, où ce qui nous sert à nous asseoir n'y réussissait qu'au prix de combinaisons assez ingénieuses pour honorer une honnête cervelle ; où, dans le bas-fond, grouillait, geignait, trépignait, grondait un mélimélo de jambes d'hommes, de fusils et de chiens tellement compact que ce n'était jamais sans effort qu'à l'arrivée chacun parvenait à en arracher son morceau. Et les lazzis et les apostrophes, dont sur la route - le cant n'ayant pas encore été inventé - on ne manquait jamais de, saluer les passants, quelquefois entachés de gauloiseries, il faut l'avouer, mais toujours accompagnés de rires si francs, si communicants, que les braves gens, en s'y associant bon gré mal gré, vous avaient déjà octroyé votre pardon.

    Et le dîner dans quelque mauvaise auberge de village perdu? La chère était, ordinairement assez maigre, quoiqu'elle servît de couronnement à une journée toujours rudement employée. On y arrivait boueux et traînant la jambe, écrasé de fatigue ou ployé sous le poids, encore plus lourd à porter, de la désolante bredouille ; mais aussitôt que la causerie avait pris le dessus sur le cliquetis des fourchettes et des verres, demi-fourbus et bredouillards ressuscitaient comme par enchaînement.

    Les propos traversaient la table, les ripostes ne se faisant, jamais attendre, jusqu'à s'échanger sous la forme d'un feu roulant. La chasse, les incidents de la journée constituaient bien entendu le thème de la conversation ; mais on n'en envisageait guère que le côté badin, en se gardant comme de la peste de ces théories nuageuses si fort à la mode maintenant, préférant de beaucoup railler les menus travers, les petits ridicules, que ces récits que chacun faisait de ses exploits mettaient en saillie ; on s'en acquittait sans fiel, et comme les saines émotions de cette journée de belle humeur et de fatigue avaient égayé tous les esprits, les plus raillés ne songeaient pas à s'en offenser. La soirée s'est souvent terminée pour nous par quelques chansons de chasse de sa composition, que le pauvre Bertrand entonnait de cette voix tonitruante qui faisait naturellement trembler les carreaux dans leurs alvéoles de mastic. Quel cuivre ! La trompette de l'archange de la vallée de Josaphat ! Pour mon compte, une heure après et couché, j'en tressautais encore dans mon lit comme les carreaux.

    Tout cela est de l'histoire ancienne; la satisfaction bruyante, le sans-façon du cabaret, comme les chansons, sont déclarés de mauvais goût; « les bonnes farces » qui laissaient rarement échapper l'occasion de se produire, le lapin empaillé, l'affût d'un gibier fantastique, les moustaches de bouchon brûlé aux bredouillards sont qualifiées d'idiotes. Depuis qu'elle coûte si gros, la chasse ayant pris rang d'affaire ne comporte pas plus d'hilarité que n'importe quelle autre ; quelques-uns même l'élèvent à la dignité de sacerdoce! Jugez un peu.

    On arrive grave, recueilli, presque solennel au chemin de fer avec une grosse liasse des feuilles du soir ou du matin sous le bras ; on monte dans un compartiment de premières où, confortablement installé, on s'abreuve à ces diverses coupes débordant du nectar de la politique. Si l'on a un compagnon, si l'on rencontre dans le wagon quelqu'un avec qui une présentation préalable autorise un bout de causette, ou fait trêve à cette lecture absorbante pour s'inquiéter avec lui des faits et gestes de l'emprunt égyptien, des probabilités des élections prochaines ou d'autres drôleries aussi réjouissantes. Sur le terrain, on chassera en ligne, à l'anglaise, sans cesse rappelé à l'alignement ou convié à la hâte, distraction que rappelle avec avantage l'exercice du réserviste pendant ses vingt-huit jour. La revue du tableau - c'est ainsi que l'on nomme le gibier tué, aligné devant le château à la remise des chasseurs - fournira à chacun la mesure du plaisir qu'il doit accuser; enfin, on trouve le complément de ces ivresses en endossant un habit noir et une cravate blanche pour s'asseoir à une table somptueusement servie où, le beau sexe étant toujours représenté, il sera correct de mettre des sourdines à son humeur folichonne si, par hasard, on prenait encore au pied de la lettre ces clichés démodés de « la gaie science » et du « joyeux chasseur ».

    Il ne me semble pas que ce parallèle, entre hier et aujourd'hui soit inspiré par une de ces illusions d'optique particulières au déclin de la vie. Ce n'est point le chagrin de ma jeunesse envolée qui pousse au noir ce tableau des fêtes cynégétiques d'à présent. Je vois tous les jours des vieillards que ce plaisir de la chasse transforme et rajeunit, et je vois également des jeunes gens s'en « amuser » avec une gravité morose que ne déparerait pas une couronne de cheveux gris. Le développement de l'anglomanie est peut-être pour quelque, chose, dans cette solennité de la récréation ; mais elle tient surtout, à mon humble avis, à la part considérable que prend la vanité dans la vocation de nos Nemrods. La vanité se suffit à elle-même. Farà da sè, suivant l'ancien cri de guerre italien : pour s'épanouir, elle dédaigne les auxiliaires.

    Les dunes occupent le littoral de l'Océan, les étangs baignent le pied des dunes et la lande commence où finit le marécage. Chasse de bois, chasse au marais, chasse de plaine, le Landais a tout cela sous la main. Il peut, dans la même journée, lancer loup, renard ou chevreuil dans les forêts dont l'administration a doté ses côtes, demander à la lande le tribut de lièvres, de lapins, de perdrix rouges qu'elle ne lui refuse jamais de vider sa poire à poudre sur les innombrables variétés d'oiseaux de marais et de passage qui pullulent et sur les larges nappes de ses étangs et sur les terrains noyés qui séparent ceux-ci les uns des autres. Que pèsent, à côté de cette indépendance de parcours, de cette attrayante diversité des objectifs, les literies méthodiques et monotones de nos bois des environs de Paris ?

    Le Landais n'a garde de dédaigner la royauté cynégétique qui sert de compensation à ses misères. Il est resté trop primitif pour ne pas aimer la chasse, non pas seulement pour ses profits, mais comme la seule distraction qui vaille la peine qu'il se passionne. Il lui consacre tout le temps que n'absorbent point les soins du maigre troupeau qu'il surveille. Le plus souvent, il cumule. Sous prétexte de sauvegarder ses moutons de la dent dos loups, il emporte dans la lande un fusil qui, à défaut du carnassier, saura se contenter d'un rongeur ; ou bien il utilise les loisirs que lui laisse son tricot à émailler les ajoncs de collets et de logettes. Lorsqu'on va de Bordeaux à Bayonne, les rares échantillons de l'espèce humaine qui se montrent pour protester contre les similitudes sahariennes du Paysage sont des bergers ou des chasseurs.

    On a beau être fait à l'idée que le corps d'un Landais se termine invariablement par deux perches de cinq pieds de haut, la première fois qu'on les aperçoit explorant les roseaux, huchés sur leurs échasses, on ne saurait s'empêcher de concevoir quelques appréhensions sur les conséquences de cette fatigante gymnastique. On ne tarde pas à se raccommoder avec cette façon de cheminer, merveilleusement appropriée à la nature d'un sol qui reste sablonneux même dans le marécage. Cependant, gardez-vous de pousser l'enthousiasme jusqu’à vous laisser séduire par l'agrément de pouvoir traverser les ruisseaux à pied sec. Un de nos camarades, auquel ses succès dans un des délassements de son enfance avaient inspiré quelque présomption, s'avisa de s'adapter à ce singulier véhicule. Aux premiers pas qu'il balbutia dans les joncs de l'étang de Lacanau, ayant vacillé sur sa base, notre ami se trouva projeté, tête en avant, dans un endroit où l'eau était juste assez profonde pour lui permettre de déployer ses agréments de beau nageur, si les deux rallonges dont ses pieds étaient garnis lui en eussent laissé la faculté. L'un des appendices fit heureusement l'office d'un manche à l'aide duquel on parvint à le tirer de cette situation ambiguë.

    Nous ne saurions trop recommander aux chasseurs touristes, que la pénurie giboyeuse de leurs cantons pourrait décider à aller se retremper quelque peu dans ce Pays d'élection, de ne jamais s'écarter de leur guide. Très souvent, on suppose un but intéressé aux avis que nous donnent ces braves gens. Il est bon d'être averti que si les marais des Landes ont des agréments sans nombre, ils exposent à des dangers assez multipliés. On y rencontre ce que les gens de la contrée appellent des mouvants, abîmes que recouvre un sable Perfide et dans lesquels un pas imprudent peut avoir de fatales conséquences.

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