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    Causerie Le soir de « Mars-la-Tour »

    A Mars-la-Tour, on va, comme tous les ans, célébrer un service solennel pour les morts des grandes batailles des 16 et 18 août 1870. L'église de ce village, désormais tristement fameux, a été transformée en chapelle commémorative et, non loin de l'église, sur la route de Metz, se trouve le monument funèbre élevé à la mémoire des soldats tombés pour la France à Gravelotte, à Saint- Privat, à Sainte-Marie-aux-Mines, etc.

    Ce monument — quelle émotion on éprouve à le contempler — a grand air. Sur un haut piédestal, c'est une statue allégorique de la France, debout, soutenant un soldat mourant. Le soldat, de sa main épuisée, laisse tomber ses armes, que ramassent deux jeunes enfants, destinés, dans la pensée du sculpteur, M. Bogino, à être ses vengeurs.

    Mars-la-Tour ! journée si féconde en épisodes glorieux, où l'espoir put légitimement reprendre les nôtres, où, le soir, bien que seize mille Français fussent tombés, tués ou blessés, on croyait que tant d'efforts, pour demeurer sur les positions du matin, n'allaient pas être inutiles! L'impéritie du commandement devait cependant les rendre vains, hélas!

    Du côté des Allemands, dix-sept mille hommes étaient mortellement frappés ou mis hors de combat... Quelle boucherie ce fut, que cette mêlée gigantesque !

    Et voici que je me souviens - absorbé, quoi que je fasse, dans l'évocation de ces batailles simultanées sur un champ de plus de deux lieues et demie — d'une anecdote singulière et bien curieusement typique.

    C'est le soir. Guillaume Ier parcourt le lieu du combat, où gisent tant de morts. Le futur empereur ne regarde pas, sans se sentir troublé, tous ces cadavres, mais il affecte une certaine impassibilité. De son émotion, il ne veut rien laisser percer...

    Le souverain, suivi de ses aides de camp, interroge sur les pertes subies par chaque corps, se fait donner les noms des officiers tués, demande le récit des actions d'éclat accomplies par les soldats. Mais pas un muscle de son visage ne bouge.

    Peu à peu, c'est bien réellement qu'il reprend son sang-froid, qu'il redevient tout à fait « soldat », qu'il se débarrasse de tout reste d'attendrissement, qu'il est l'homme de fer qu'il sera désormais pendant toute la campagne.

    Parmi les morts, il avise un hussard du régiment de Ziettren, dont l'uniforme était tout flambant neuf. Ce cavalier n'était assurément pas venu avec son régiment de la frontière. Il avait dû être frappé peu de temps après qu'il avait rejoint son corps.

    Le roi l'examine un moment, comme machinalement.

    Tout à coup il interpelle un de ses officiers : Il faut, dit-il, retirer à ce hussard son uniforme... Le dolman est tout neuf et peut encore rendre de bons services au régiment. Prenez note de cette recommandation.

    On s'étonne autour de Guillaume, malgré le respect avec lequel on accueille ses ordres, et il s'aperçoit de la surprise causée par ses instructions. Alors, il se justifie, pour ainsi dire, et il fait remarquer à son entourage que, en certaines circonstances, il n 'y a pas à faire de sentiment et que ce sont cette économie et cet ordre qui ont aidé à l'agrandissement constant de la Prusse.

    Quel sujet de tableau historique, si l'on voulait! Le roi de Prusse, ne dédaignant d'entrer dans aucun détail, faisant dépouiller les morts trop bien vêtus !

    C'est le conseiller Louis Schneider, un ancien comédien devenu le secrétaire et l'historiographe de Guillaume Ier, qui a conté cette anecdote. Elle a donc tous les caractères de l'authenticité. Il faut se rappeler, en outre, que Schneider soumettait à « son maître » comme il l'appelait, tout ce qu'il écrivait à son sujet.

    Schneider, mort il y a quelque dix ans, a narré des choses bien curieuses, en parlant de la guerre, qu'il avait, suivie, dans l'état-major particulier de Guillaume Ier. Ces choses-là, tout étranges qu'elles soient, ont un saisissant accent de vérité.

    Je ne sais rien de singulier, par exemple, comme son récit de la dramatique entrevue de Napoléon III et du roi de Prusse, au château de Bellevue, après la capitulation de Sedan.

    Même en une occasion où il exultait d'orgueil, Guillaume ne pouvait oublier ses préoccupations de la tenue et de l'étiquette. La première chose qui le frappa, en voyant Napoléon à sa merci, humilié et vaincu, c'est que celui-ci, qui portait l'uniforme de général, avait sur la poitrine, parmi ses décorations, l'ordre de l'Epée, de Suède, que, lui, par hasard, n'avait pas reçu !

    Que dire d'une semblable observation, en un moment aussi solennel ?

    Voulez-vous la relation, très allemande, de cette entrevue, sous la plume de Schneider ?

    Napoléon, dit-il, garda pendant toute l'entrevue une attitude « très digne ». Il exprima son admiration pour l'habileté de notre cavalerie, qui avait su dérober tous les mouvements des armées allemandes, eu formant devant elles un rideau épais, de sorte que, au quartier-général français, ou ne savait rien de certain sur nos opérations ; il se plaignit de l'indiscipline de son armée, travaillée par les partis politiques, et reconnut qu'il avait été poussé à cette guerre par le parlementarisme, la presse et l'opinion publique.

    C'était cela que Schneider qualifiait « d'attitude très digne ». Que lui eût-il donc fallu pour motiver de sa part une autre appréciation ?

    - Oh ! les petits côtés de l'histoire ! Le matin de ce jour inouï pour la dynastie des Hohenzollern, Guillaume Ier, souffrant d'un lumbago, avait fait de l'équitation... sur une chaise, pour voir s'il était capable de monter à cheval!

    Oui, ce vainqueur, chargé de gloire, ses familiers avaient pu le voir s'essayant, comme un vieil enfant, sur un siège, qu'il faisait basculer ! Près de lui, il avait un énorme bouquet de roses. Pour les cueillir, pour les lui apporter, on signe de félicitation, un de ses officiers s'était fait tuer...

    On l'avait l'apporté, mortellement blessé, tenant ce bouquet, où le rouge des fleurs se mêlait au rouge de son sang, entre sa main crispée.

    Tout a été dit sur la guerre, aujourd'hui. Ce ne sont plus que de menues anecdotes qu'on peut glaner encore. Mais, parmi elles, comme il y en a, parfois, d'instructives et de caractéristiques, pour évoquer la vraie physionomie de ce temps tragique !

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