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    Causerie Lyon, 13 juillet.

    Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu de fête plus patriotique et plus populaire que le concours national de marche du Progrès.

    On peut dire que tout Lyon et toutes les populations du parcours étaient dehors pour acclamer au départ, au passage ou à l'arrivée cette belle jeunesse si vigoureuse et si crâne, dont les soixante-neuf sections luttaient entre elles de vitesse et de fond, pour démontrer de quels efforts elle serait capable, au jour où la France appellera ses enfants par la voix du canon d'alarme.

    L'idée fondamentale du Concours National de Marche était par elle-même inédite et féconde. On avait bien fait, auparavant, d'autres courses pédestres, — mais toutes individuelles. La plupart de ceux qui y prenaient part étaient des professionnels et la curiosité formait le seul attrait de ces sortes d'épreuves, sans qu'elles pussent donner de résultats intéressants et pratiques.

    Le concours du Progrès s'est présenté sous un aspect tout différent. Le fait même d'être réservé exclusivement aux membres des Sociétés de gymnastique lui a donné une autre portée. Les Sociétés de gymnastique sont des foyers d'ardent patriotisme, des centres de travail et d'instruction pour les sports militaires. Organiser pour elles une grande épreuve de marche c'était donc donner un but à leur labeur, un coup de fouet à leur émulation, un essor nouveau à leur foisonnement.

    Mais l'innovation essentielle et originale de notre oeuvre, ç'a été d'établir que les Sociétés fussent représentées par des sections de cinq coureurs. Dès lors la course changeait de face. Il ne s'agissait plus seulement de trouver un certain nombre de jeunes gens, ayant de bons poumons et de bonnes jambes, pour fournir en plus ou moins de temps quatre-vingts kilomètres, — sans autre préoccupation que d'aller droit devant eux. Il fallait encore organiser dans chaque société un entraînement sévère comprenant tous les gymnastes, de manière à obtenir par voie d'élimination les cinq coureurs les plus solides de tous. Il fallait que ces jeunes gens fussent du même pied, disciplinés et sobres, accoutumés à se solidariser les uns aux autres, à s'entr'aider — comme une escouade de soldats auxquels le chef assigne un but.

    Le concours est devenu ainsi une épreuve offrant un véritable intérêt militaire. Chacune des quatre-vingts sociétés formait en quelque sorte un petit régiment, désignant cinq hommes, cinq vaillants, pour constituer un bataillon de quatre cents marcheurs, résolus à tenter un « raid » de vingt lieues.

    Je puis bien l'avouer maintenant que le succès a été énorme : nous avions quelque crainte que l'expérience ne réussît pas complètement. On nous avait tant répété depuis deux mois que c'était chose impossible, que peu ou pas de sections n'arriveraient complètes, qu'il eût fallu se borner à une simple course individuelle !

    Eh bien ! les gymnastes ont eux-mêmes répondu à ces prophètes de mauvais augure : trente-six sections ont franchi le poteau avec leurs cinq coureurs, après avoir couvert la distance en onze heures en moyenne, et les premières en dix heures. Résultat inespéré et admirable, dont nous avons été profondément heureux et dont les sociétés ont le droit de fièrement s'enorgueillir.

    Et la plupart des triomphateurs paraissaient encore à l'arrivée très alertes et très en forme. Certes, quelques sections étaient à bout. Celles-là ont abusé des enlevées au pas gymnastique, des kilomètres dévorés en vrais buveurs d'air. Mais la plupart auraient pu, malgré la fatigue de la course, donner un rude coup de collier. Et si nos gymnastes avaient été des soldats en campagne, s'il avait fallu faire le coup de feu ou s'empoigner à l'arme blanche je sais plusieurs sections qui eussent fait de bonne besogne. N'est-ce pas, jeunes gens des Mineurs de Sain-Bel, de l’Avant-Garde de Villefranche, de la Revanche de Firminy, de l’Arvernoise, des Enfants du Revard, de la Jeune France de Jallieu, de la Dôloise, de l’Espérance de Vaise, — et de tant d'autres sociétés dont le nom se presse sous ma plume, — qui avez passé, à l'arrivée, devant le colonel Polonus, président du jury, fermes et droits comme des soldats déniant à la parade?...

    Ainsi qu'il fallait s'y attendre, l'obligation d'arriver cinq, pour être classée utilement, a nui beaucoup à quelques sections, dont un ou deux coureurs ont été indisposés en route. Que voulez-vous ! C'est l'accident, la guigne imméritée mais inévitable. Ceux-là prendront sûrement leur revanche au prochain tournoi.

    Par contre, la solidarité nécessaire entre les marcheurs d'une même section a produit des actes de dévouement et de courage vraiment héroïques.

    Des gymnastes ont soutenu pendant toute la route un camarade indisposé; d'autres ont littéralement porté sur leurs bras un coureur qui n'en pouvait mais. Et ce montagnard des Enfants du Revard, gêné par son soulier, qui le jette pour marcher pieds nus afin de ne point rester en arrière ? Et ce coureur des Touristes Lyonnais, obligé de s'arrêter, à bout de forces, pour se faire masser, qui plante là masseur et massage pour prendre le pas de course parce qu'on lui annonce l'approche d'une société concurrente? Et tous ces gymnastes pleurant de vraies larmes parce qu'ils se voyaient contraints d'abandonner la lutte, pour demeurer auprès d'un ami réclamant leurs soins ?

    Il faudrait un volume pour tout raconter et tout louer.

    Dirai-je maintenant un mot de la fête? Intérêt gymnique mis à part, elle a été éblouissante. Au départ le concert, les illuminations radieuses du Progrès place de la Charité, le feu d'artifice, la retraite aux flambeaux avec sa longue théorie de gymnastes portant des torches et des lanternes vénitiennes, les acclamations d'une foule enthousiaste et innombrable ; le long de la route les maisons illuminées et pavoisées, les arcs de triomphe, les fanfares et les chorales, les populations debout applaudissant les coureurs qui filaient sur la route ; une nuit splendide ; un soleil superbe — peut-être même insolent — pour éclairer le triomphe final de l'arrivée : rien n'a manqué à cette belle solennité patriotique.

    Et si nos jeunes gens ont été à la peine, ils ont aussi été à l'honneur.

    Plus tard, ils seront encore et en même temps, à l'honneur et à la peine, quand l'heure aura sonné de la grande lutte inévitable. Ce jour là les petits gymnastes seront devenus les petits pioupious. Et la vaillance qu'ils ont prodiguée dimanche à défendre l'honneur de leurs fanions, nous est un sur garant de la bravoure qu'ils déploieront pour faire triompher le drapeau du régiment — le drapeau de la France !

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