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Causerie Lyon, 29 juin.

La semaine appartient à M. Drumont, au marquis de Morès et à leurs amis. Ces bons citoyens voudraient, à la fin du dix-neuvième siècle, restaurer les guerres de religion. Le comble de leur joie serait de refaire une Saint-Barthélémy, dans laquelle les huguenots seraient remplacés par les Israélites.

C'est un joli programme. Il vient surtout à point. On peut dire qu'en face des menées de l'Allemagne et de l'Italie ; en présence de ces sourds bouillonnements qui font tressaillir la vieille Europe comme une chaudière trop chargée de vapeur ; à une heure où le continent retentit du cliquetis des armes — il était opportun, il était patriotique d'exciter les citoyens à la haine des uns contre les autres et de jeter parmi les Français des ferments de guerre civile.

Le diffamateur juré qui s'est fait le Pierre-l'Ermite de cette nouvelle croisade a le droit d'être fier de son oeuvre. Pensez donc ! Voici qu'il recueille dès à présent le fruit de ses peines. Est-ce qu'un juif de marque n'est pas déjà mort — tué par un défenseur de la croix ? Il est vrai que ce juif était un Alsacien, c'est-à-dire deux fois Français; il est vrai encore qu'il avait voué sa vie à la patrie et qu'il la servait utilement et fidèlement. Mais qu'importe à nos chevaliers chrétiens ! Ce n'est qu'un commencement !, s'écrie M. le Marquis, en rengainant l'épée homicide...

J'ai beau chercher, je ne trouve pas la moindre excuse à cette campagne abominable, pas même celle dont se vantent si fort les antisémites, lesquels se posent en défenseurs de l'humanité contre les accapareurs du capital. Certes l'accumulation de l'argent dans un petit nombre de mains est un danger social et une des plaies de notre temps. Il est bon de le dire, et il serait meilleur encore d'aviser aux moyens d'y porter remède. Mais les milliardaires avides et oppresseurs ne sont pas tous israélites. Parmi les hauts barons de la finance internationale, il est des catholiques qui sont plus juifs que les juifs les plus juifs de tous les juifs. Et à ceux-là nos ligueurs ne disent rien parce qu'ils vont à la messe...

Ah ! la tolérance ! ce mot sublime et doux qui fut un des grands leviers de la Révolution ! Quand donc saurons-nous le mettre en pratique intégralement et pieusement ! N'est-ce pas misérable de voir les enfants d'une même patrie s'entr'égorger pour des motifs d'ordre purement métaphysique ? Ce serait pourtant bien simple de laisser chacun aller suivant son goût, à l'église, au temple, à la synagogue, à la mosquée — ou nulle part.

Le malheur c'est qu'il se trouve des gens pour prêcher l'intolérance parce qu'ils en vivent, pour répandre la haine parce qu'ils l'ont mise en actions de deux mille francs. « Bedit gommerce » assez juif, bien qu'organisé par des antisémites !

C'était hier le grand prix de Lyon, le « great-event du meeting lyonnais », comme disent nos hommes de cheval anglomanes. La course a donné lieu à une surprise. Mais ces surprises-là sont si fréquentes sur le turf qu'elles ne doivent pas surprendre beaucoup. Le krach Gil-Pérès a été battu par un coursier plus modeste dénommé Caméléon.

C'est pourtant une admirable bête que ce Gil-Pérès et, qui doit valoir mieux que son vainqueur. Grand, harmonieux de formes, bien musclé, le poil brillant comme de la soie, il a tout à fait le fier aspect des célèbres buveurs d'air. Il n'en a pas moins été distancé, au désespoir de ses partisans, qui l'avaient ponté ferme sur sa bonne mine et ses glorieuses performances.

Cette défaite inattendue a excité des commentaires à n'en plus finir.

Un connaisseur m'a expliqué que le cheval avait ses nerfs, et quand un pur-sang a ses nerfs il est plus capricieux qu'une jolie femme. Un autre a démontré que le jockey — cet artiste malheureux s'appelle Clout — ne valait pas un clou et qu'il avait monté comme un coffre en retenant Gil-Pérès à plein bras pendant une bonne moitié du parcours, au lieu de le laisser librement aller son train. Enfin un troisième affirmait d'un air fin que les chevaux qui partent grands favoris sont rarement favorisés par la veine. Comment choisir entre ces trois versions ? Cruelle énigme dont la solution restera sans doute éternellement mystérieuse.

Le voyage du roi Humbert à Berlin a remis sur le tapis de la chronique l'ingratitude si idéale de l'Italie vis-à-vis de la France. Nous sommes un peu naïfs nous autres Français avec cette turlutaine. Les Italiens ont toujours montré l'exemple de l'indépendance du coeur. Ils en usent avec la France suivant les mêmes traditions. Aussi il faut voir comment on se tord à Rome quand nous faisons appel à la reconnaissance de nos voisins !

A ce propos un homme de talent, qui connaît comme pas un l'Italie et les Italiens, racontait l'autre jour devant moi une anecdote singulièrement instructive. Un Français, un peu don Quichotte comme nous le sommes tous, se plaignait un jour à M. Minghetti, l'ancien ministre, de la façon dont on a oublié de l'autre côté de Alpes la guerre de 1859 : Il n'est pas possible,s'écriait-il, que vous ayez perdu toute gratitude pour la nation à laquelle vous devez tant. Voyons, monsieur le ministre, ne vous souvenez-vous pas de Solférino et de Magenta! Que pensez-vous des hommes qui ont versé leur sang pour vous? Et que pensez-vous, répondit l'autre, de ceux qui ont été assez habiles pour le leur faire verser ?

Toute la politique de l'Italie est résumée dans ce mot à la Machiavel.

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