Causerie Lyon, 22 juin.
Les journaux, qui se piquent d'être les moniteurs officiels du chic et de l'aristocratie continuent à gémir du succès prodigieux du Prince d'Aurec, cette satire vigoureuse dans laquelle un homme de talent et de courage a représenté au théâtre les tristes moeurs et l'irrémédiable décadence de la noblesse d'aujourd'hui.
M. Lavedan n'a pourtant rien dévoilé qui ne fût exact et vécu. De fait, il est loin d'avoir tout dit. Si cruelle que soit, pour les fils de preux, son étude sociale, elle est au dessous de la réalité. Ce ne sont pas des dieux que le jeune écrivain a brisés, mais de vains fantoches qui n'ont plus pour eux que le brillant de l'habit et dont l'état d'âme est communément fort laid.
En l'an de grâce 1892 la qualité des gens de qualité est tout à fait inférieure. Les marquis d'autan savaient tout sans avoir rien appris. Ceux d'aujourd'hui n'apprennent rien et n'en savent pas davantage. C'est dans la gentilhominerie que se recrutent principalement les gommeux imbéciles, connétables de l'écurie et grands-maîtres de la haute noce. Incapables d'une occupation utile, d'une pensée sérieuse, d'un noble élan, ils passent dans la vie la tête vide et le coeur sec, exclusivement adonnés à la culture de leur féroce égoïsme et de tour sotte vanité.
Mon Dieu ! je sais bien que tous n'en sont pas là. Il en reste qui ont le respect de leur nom et qui savent le porter dignement. Mais c'est assurément l'exception. La dégringolade de ceux qui descendent des croisés est presque générale. Et les princes d'Aurec qui pullulent aujourd'hui dans le faubourg Saint-Germain sont encore d'une moralité plus basse que celui dont M. Lavedan a gravé le portrait.
Voyez par exemple, le comte de Takovo un roi en exil, s'il vous plaît ! qui traîne sa majesté déchue aux champs de courses, sur les tapis verts et dans tous les lieux de plaisir. Celui-là ne sort pas des aventures louches. Tantôt il essaie d'épouser, grâce à son titre, la veuve millionnaire de je ne sais quel forban de l'Amérique du Sud ; tantôt il se met en posture d'être traité publiquement de « roi des grecs » par un joueur de son club ; tantôt, avec le concours d'un autre jeune soigneur qui porte un des noms les plus rayonnants de la vieille monarchie, il bâtit d'étranges combinaisons pour dévaliser ses bons amis les bookmakers, lesquels refusent de se laisser tomber et crient au scandale.
Combien parmi les rejetons des vieilles branches ressemblent à ce rastaquouère! Combien même ont traîné dans l'égout le blason des ancêtres et les merlettes héréditaires! La liste en serait longue et lamentable en remontant seulement à quelques mois : c'est un comte de Roquefeuil qui se fait coffrer pour vente de cartes transparentes; un baron de Lort-Sérignan pour mendicité ; et pas plus tard que le 17 juin dernier, un marquis Gontran de la M
, arrêté comme souteneur, au moment où, en compagnie de camelots, il chantait à tue tête dans les rues et dans les cours : la Valse des Haricots, composition symbolique due apparemment à la
plume autorisée du spécialiste du Moulin-Rouge. Quand la police demande à ces déclassés pourquoi ils ne cherchent pas à gagner leur vie par un moyen avouable, tous répondent fièrement : Des gens bien nés comme nous le sommes ne doivent jamais travailler !
C'est pour ce final effondrement d'une caste que pendant des siècles le sang bleu a coulé sur les champs de bataille ; que les chevaliers bannerets ont combattu à Bouvines; que tant de nobles sires se sont fait tuer aux côtés de Monsieur Duguesclin ; que Bayard et Turenne sont morts à l'ennemi ; que les gentilshommes de la Chambre ont chargé à Fontenoy ! Toutes ces gloires aboutissent aux cartes transparentes et à la Valse des Haricots...
O grandeur ! O décadence !
N'avez-vous pas quelquefois éprouvé une compatissante pitié pour les mamans dont les filles sont menacées de coiffer Ste-Catherine et qui se multiplient dans toutes les soirées et réunions mondaines pour placer leur progéniture?
L'une de ces intéressantes victimes de l'amour maternel disait récemment dans un salon à une amie, avec des larmes dans la voix : Ah ! ma chère, je crains bien que ma pauvre Cécile ne se marie pas cette année! C'est une injustice, n'est-il pas vrai, car ma fille est un parti sortable. Certes, elle n'est pas jolie jolie, mais elle a de si beaux cheveux et elle aime tant sa mère ! Malheureusement nous avons la guigne. Ce n'est pas faute, pourtant, de la produire dans le monde. Rien que cet hiver nous avons échangé quatorze bals sans résultat !