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    CAUSERIE Lyon, 7 juin. Noblesse d’écurie

    Le cheval fut le vrai héros de la quinzaine qui vient de s'écouler. La passion pour les courses, en dépit de tout, ne semble- t-elle pas s'augmenter d'année en année?

    Le voyage à Nancy et ses conséquences heureuses ont réjoui tous les coeurs ! Mais ces patriotiques événements même n'empêchaient point les fervents des courses de discuter sur les mérites de Bucenlaure, de Rueil, de Courlis, de Chêne-Royal, les concurrents du Grand-Prix.

    Admirons, entre parenthèses, la belle foi des petits sportsmen-amateurs qui parlent avec ardeur des chevaux, qui soutiennent furieusement la valeur de tel favori, engageant d'impétueux tournois sur de vagues données, au fond d'un comptoir ou d'un bureau, sans jamais avoir aperçu l'ombre de l'animal dont il s'agit et qui bataillent très sincèrement pour une opinion qui ne s'appuie que sur des racontars ! On se croit volontiers sceptique à Paris. Mais on y est aussi étrangement « gobeur ! ».

    Les courses ne datent pas d'hier. Depuis près de deux siècles déjà des courses avaient lieu à des époques plus ou moins fixes, quand lord Derby créa le Derby, le grand prix de Paris des Anglais.

    Sous Jacques Ier, les courses se multiplièrent, et on décornait alors au vainqueur une sonnette de fleurs. Ce prix paraîtrait bien médiocre, aujourd'hui, aux jockeys. Et on peut ajouter que s'il n'y avait en jeu qu'une simple question de vanité, noire époque pratique s'engouerait peut-être beaucoup moins des courses. Mais autres temps, autres moeurs !

    Le rude Cromwell, qui se souciait fort peu de l'amélioration de la race chevaline, fut pourtant obligé d'affecter de s'intéresser aux courses, et, par politique, il se monta un haras. Un des chevaux qui en sortirent eut une notoriété glorieuse : il s'appelait White-Turk.

    Après Cromwell, les souverains anglais donnèrent un nouvel essor aux courses ; ils faisaient eux-mêmes courir, et les chevaux de Guillaume III, de Georges Ier et de George II furent souvent vainqueurs, sans que la courtisanerie se mêlât en quoi que ce fût du succès. Il y avait, dès lors, des intérêts d'argent qui écartaient toute idée de déférence, sur le terrain !

    Certains fervents amateurs du turf pourraient dire tous les noms des chevaux célèbres des dynasties de bêtes de courses, ainsi que les historiens citent impeccablement les noms de rois égyptiens ou assyriens. Parmi ces chevaux illustres, un de ceux qui mérita la plus grande réputation fut le mémorable Arabian.

    Il a un vrai roman, — comme un simple humain. Ce roman, M. Hector France s'amusa naguère à l'écrire. Un Anglais, nommé Coke, découvrit Arabian, à Paris, attelé à une misérable charrette et se débattant contre la brutalité de son conducteur. La noblesse des attitudes de l'animal, la beauté de ses formes, sa fire exaspération sous des coups immérités, contrastaient si étrangement avec sa dégradation que l'Anglais s'arrêta.

    Coke, pour quelques pistoles, arracha la victime au bourreau et l'emmena en Angleterre.

    Ce cheval avait, paraît-il, fait partie de l'envoi d'une douzaine de « barbes » adressés à Louis XIV par le bey de Tunis et qui, dédaignés et incompris par le roi et les seigneurs de sa cour, engoués alors des énormes et lourds chevaux dont ils étaient la vivante antithèse, furent laissés négligés, dans les écuries et, finalement vendus à vil prix par quelque bas officier.

    C'est ainsi que l'infortuné Arabian avait été contraint à tirer une voiture dans les rues de Paris. Cependant, Coke, un peu embarrassé de son acquisition, s'en défit en faveur d'un tavernier de Londres, l'hôtelier d'un lieu fréquenté par l'aristocratie.

    Celui-ci, impuissant à maîtriser la superbe bête, qui, n'étant plus rouée de coups, avait repris son indépendance, revendit Arabian à un éleveur renommé, lord Godolphin, pour vingt-cinq guinées.

    Tous les meilleurs purs-sang inscrits au stud-book descendent de cet Arabian.

    On raconte un trait curieux de lord Godolphin : en 1738, comme trois fils d’Arabian étaient engagés à New-Market, l'éleveur, certain de leur triomphe, fit conduire leur père sur le turf « afin qu'il assistât en grandes pompes aux victoires de sa race. »

    Un cheval qui a laissé aussi une légende est le célèbre Eclipse : il ne fut jamais battu dans aucune course et jamais non plus il ne fut touché de la cravache ou de l'éperon. Le cheval qui gagna le premier Derby s'appelait Diomède : il a son nom inscrit en lettres d'or dans l'histoire des courses.

    Ces chevaux sont les ancêtres de ceux qui courent aujourd'hui. On les traitait avec plus de considération encore qu'on ne traite leurs descendants : un propriétaire d'une de ces bêtes illustres lui fit faire des funérailles magnifiques et porta son deuil. Un autre voulut qu'un vainqueur glorieux de ses écuries fut enterré dans la sépulture réservée à sa famille !

    Les noms des chevaux étaient alors volontiers mythologiques ou géographiques. Maintenant, pour ne parler que des chevaux français, on a donné carrière à tous les caprices. Avouons tout de même que ce sont des appellations singulières que celles de Cigare, Naviculaire, Prenez-Garde, Fusion, Nomologie, Pile-ou-Face, vocables d'animaux récemment fameux. Mais celui qui témoignerait encore de quelque étonnement en présence de ces noms bizarres risquerait de s'attirer le mépris des initiés !

    Dieu sait si les journaux de courses pullulent aujourd'hui!

    Le premier date de 1822, et il fut publié à Londres : il s'appelait Bell’s Life in London. Ce n'était qu'une toute petite feuille.

    À présent, on nous tient au courant des moindres particularités relatives à un jockey. Un accident arrivé à l'un deux prend les proportions d'une calamité publique.

    En Angleterre, n'eut-on pas l'idée d'élever une statue à Archer, qui avait remporté cent vingt « victoires » ! Et des gens très sensés ne s'étonnèrent pas trop.

    On nous jette, de temps en temps aussi, des chiffres fantastiques : à la suite d'une course où il avait été vainqueur, lord Hartley ne donna-t-il pas cent mille francs à son jockey ?

    Mais ce n'est guère le moment de récriminer contre les folies du turf ; au lendemain du Grand-Prix et de la victoire aussi triomphale qu'inattendue de Rueil, on aurait l'air d'un fâcheux!

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