Causerie

Les circulaires administratives sont d'une lecture rarement intéressante. Elles sont le plus souvent écrites en ce langage banal et oléagineux que préférait l'immortel Joseph Prudhomme. Depuis qu'elle fonctionne, la toute-puissante administration, elle emploie les mêmes formules, immuables dans leur cuistrerie.

C'est le style rond-de-cuir.

Quelquefois cependant, les plumes bureaucratiques s'oublient en des trouvailles involontaires et cocasses. C'est apparemment le cas du directeur du service des enfants assistés du Rhône qui écrivait dans une circulaire du 21 mai 1892 :

Monsieur le médecin-inspecteur, plusieurs de vos confrères ont émis le voeu de voir faciliter à MM. les médecins-inspecteurs les moyens de faire analyser, lorsque cette mesure serait strictement nécessaire, des échantillons de lait de femmes, vaches ou autres...

Cette dernière phrase est une vraie perle. Vous avez bien lu, mesdames : « lait de femmes, vaches ou autres ». Ah ! qu'en termes galants ces choses-là sont mises ! Tranquillement, administrativement, monsieur l'Inspecteur vous assimile, ô radieuses filles d'Eve ! aux mammifères à quatre pattes, dont la fonction est surtout de produire du fromage. Votre lait, ô jeunes femmes si charmantes dans votre maternité épanouie, est mis par ce barbare dans le même tas que le lait de « vaches ou autres » . Si l'on savait au moins ce que signifie au juste ce mystérieux « ou autres »? Combien de vilaines bêtes, combien de femelles hideuses se cachent sous ce vocable ?

Vraiment, à la place de l'auteur du document, je ne serais pas tranquille. Car la gent féminine ne passe pas pour pratiquer l'oubli des injures et elle a à sa disposition des vengeances dont personne n'est exempt — pas même les fonctionnaires qui font des circulaires...

Quoi qu'il en soit, la phrase est à retenir comme digne de passer à la postérité. Si ce pauvre Flaubert était encore au monde, il l'eût pieusement recueillie, pour la faire figurer dans le fameux album où il avait collectionné les chefs-d'oeuvre de la bêtise humaine.

Le grand écrivain était doué d'un flair particulier pour découvrir ces fleurs d'ineptie. Dans sa préface des Lettres de Gustave Flaubert à Georges Sand, Guy de Maupassant en cite un certain nombre, retrouvées au milieu des notes de l'auteur de Bouvard et Pécuchet.

Il y en a vraiment d'extraordinaires, et, ce qui est plus extraordinaire encore, c'est de voir par quels noms célèbres elle sont signées. Qu'on en juge par ces exemples :

L'eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que l'on appelle des vaisseaux. (FÉNELON.)

Shakespeare lui-même, tout grossier qu'il était, n'était pas sans lecture et sans connaissance. ( LA HARPE. )

Je trouverais mauvais qu'une fille peu sage vécût avec un homme avant le mariage. (PONSARD.)

La richesse d'un pays dépend de la prospérité générale. (Louis NAPOLÉON.)

L'enseignement philosophique fait boire à la jeunesse du fiel de dragons dans le calice de Babylone. ( PIE IX, manifeste, 1847. )

Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à l'inobservation du dimanche. ( L'EvÈQtiE DE METZ, mandement de 1846.)

C'est dommage que Molière ne sache pas écrire. ( FÉNELON. )

Bonaparte est un grand gagneur de batailles ; mais, hors de là, le moindre général était plus habile que lui. ( CHATEAUBRIAND. )

Nul doute que les hommes extraordinaires, de quelque genre que ce soit, ne doivent une partie de leur succès aux qualités supérieures dont leur organisation est douée. ( DAMIRON. )

Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs blanches. Cet instinct leur a été donné afin que nous puissions les attraper plus aisément... Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en famille ; la citrouille étant plus grosse peut être mangée avec les voisins. ( BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. )

Sitôt qu'un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire étranger. ( L . HAVIN. )

Quand la borne est franchie, il n'est plus de limites. ( PONSARD. )

Suivons le conseil de Ponsard : arrêtons-nous là pour ne pas franchir la borne. Mais que d'âneries et de calinotades à l'actif de la pauvre humanité, même représentée par des hommes illustres !