Causerie
Ce n'est pas un orgueil médiocre pour Saint-Etienne que de posséder Ravachol dans ses murs. Le transport du fameux anarchiste chez nos voisins stéphanois a été en effet un événement pour ainsi dire européen, dont tous les journaux ont pieusement relaté les moindres incidents. Je me demande même si l'arrivée de Sarah Bernhardt à Paris a donné lieu à un pareil déploiement de reportage et à une aussi ardente curiosité.
Quoi qu'il en soit, Ravachol est bien évidemment l'homme du jour. Mais l'auréole dont certains fumistes, suites de quelques inconscients, auraient voulu nimber son nom, paraît aujourd'hui bien défraîchie. Ne s'est-on pas efforcé d'en faire un doux apôtre, de le représenter comme une manière de rêveur épris de justice idéale, cherchant à ramener l'âge d'or parmi l'humanité ?
Or l'instruction actuellement poursuivie dans la Loire est en train de démontrer que le dynamiteur de la rue de Clichy est tout simplement un des plus horribles brigands que l'on ait vus. Convaincu déjà d'avoir volé et étranglé l'ermite de Chambles, l'aimable Ravachol est fortement soupçonné de l'assassinat des dames Marcon, et d'une violation de sépulture particulièrement répugnante et criminelle.
Voilà certes de beaux états de service ! Qu'en pensent les confrères du Figaro, qui ont voulu voir en Ravachol un disciple de Proudhon un peu emballé, un illuminé irresponsable et presque bienfaisant? Ce philosophe est à la fois voleur, faux-monnayeur, dynamiteur, violateur de sépultures, assassin d'un vieillard et de deux femmes. Rien ne manque à sa gloire.
De leur côté, espérons-le, les jurés de Montbrison ne manqueront pas à leur devoir. Au jour du jugement, ils sauront rendre un verdict courageux et implacable, contre ce monstre dont quelques journaux ont tenté de faire un héros...
Mlle Yvette Guilbert vient de nous quitter après avoir obtenu au Casino un succès étourdissant. Tout Lyon s'est empressé d'applaudir la divette Yvette et ce sont ô ironie ! les familles les plus bégueules et les mieux pensantes de laristocratie lyonnaise qui l'ont « ovationnée » avec le plus d'enthousiasme...
Spectacle piquant et de nature à vivement intéresser l'observateur de la bête humaine ! Car il n 'y a pas à barguigner, le meilleur du talent de Mlle Guilbert consiste à dire tranquillement, et sans avoir l'air d'y toucher, les gaillardises les plus énormes.
Disons le mot, son répertoire est carrément pornographique. Jamais on n'a détaillé en public des choses aussi raides. Sans doute cela est formulé avec esprit. Les auteurs dont l'heureuse Yvette chante les productions, à raison de cent louis par soirée, sont gens habiles. Ils savent présenter adroitement la grivoiserie, ou rhabiller de termes d'argot qui ont une singulière saveur. Mais le P'tit Rigolo, la Complainte d'Héloïse et d'Abélard, la Femme nerveuse, n'en sont pas moins des morceaux de nu sans feuilles de vigne, mieux faits pour être dits au dessert, entre hommes, que pour être chantés en pleine salle de théâtre.
Je n'en suis pas offusqué pour ma part. Seulement, il me plaît de voir les salons de Bellecour, si collet montés et si puritains d'apparence, se ruer à ces plaisirs plus que rabelaisiens.
Pour en revenir à Mlle Guilbert, c'est une grande jeune personne, ni laide ni jolie, longue comme une anguille et plate comme une sole. On dirait d'un garçon à l'âge ingrat, habillé en femme. Point désagréable à voir, malgré tout, et, à entendre, vraiment originale. La diction est nette, la voix claire et juste. L'artiste fait comprendre à merveille, et sans les souligner, les sous-entendus les plus noirs. Elle est voyou à souhait dans les chansons réalistes où naviguent les « dos » de Belleville et où travaillent les « marmites » de Ménilmontant. Pourtant, j'avoue, à ma honte, que cette renommée triomphale me semble très surfaite. Son talent serait bien peu de chose sans le piment polisson des couplets, sans le ragoût salé des termes de langue verte.
Au fond, je suis de l'avis de Sarcey, « ce grand prieur du bon sens », comme disait l'autre jour Jules Lemaitre. Il faut plus de science et plus d'art pour jouer proprement le moindre petit bout de scène de comédie, que pour chanter tout le répertoire de Mlle Yvette Guilbert !
Ernest Reyer, le triomphateur d'hier à l'Opéra, n'est pas seulement un compositeur éminent, c'est aussi, connue Berlioz, un écrivain distingué et un homme d'esprit. Ses feuilletons du Journal des Débats sont écrits avec verve et compétence, et beaucoup de ses réparties sont connues et souvent citées.
Pourquoi, lui demandait un jour. M. Halanzier, alors directeur de l'Opéra, appelez-vous « Hilda » l'une de vos deux héroïnes dans Sigurd ? Hilda, ce n'est pas un nom cela ! C'est dur, c'est baroque et difficile à prononcer. Appelez-la plutôt Bildah ! C'est plus doux.
Et Reyer lui répondit avec un sourire aimable : Alors, mon cher, je vais vous appeler Balanzier!
Ou sait aussi que le musicien, qui fait chanter si exquisément la Walkyrie, et Salammbô, ces deux nobles filles de son pur génie, est affligé ou doué comme on voudra d'un goût très prononcé pour les amours ancillaires. C'est un passionné des femmes de chambre. Après avoir caressé par l'imagination la Vierge du Walhalla ou l'adorable fille d'Hamilcar, Ernest Reyer joue volontiers les Trublot à la ville et ne dédaigne point les petites bonnes. On lui prête, à ce propos, une assez jolie boutade. Une dame lui disait : Oh! maître, vous avez dû avoir bien des bonnes fortunes ?
Moi, madame! répondit-il d'un ton bourru, des bonnes, oui, mais toujours sans fortune !