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Causerie Lyon, 19 avril 1892.

Coquin de printemps! Ce titre de vaudeville est le mot du jour. Et de fait, toutes les invectives sont permises à l'adresse de la saison étrange et paradoxale qui nous inflige ses variations désagréables, aussi changeantes que les opinions de certains hommes politiques.

On est en droit de se demander s'il n'y a pas quelque chose de détraqué dans la grande machine. Il y a huit jours c'était l'été, aveu un soleil de juin dont les chauds rayons faisaient sortir comme par enchantement les fleurs et les feuilles du sein de la nature, et les légers vêtements du fond des armoires ou de chez les tailleurs et couturières. C’était comme une vaste floraison de toutes choses, aussi bien sur les arbres printaniers que sur les chapeaux des jeunes femmes. La colline de Fourvière avec ses tapis de verdure et ses cerisiers poudrés à blanc, la place Bellecour avec son épanouissement de toilettes claires, apparaissaient estivales et ensoleillées, dans la joie du renouveau.

Aujourd'hui changement à vue. Il vente, il pleut, il gèle, il neige. La nature semble être rendormie dans son somme hivernal et de nouveau règne le coryza. C’est un retour de la froidure, une revanche de l'hiver. Les fleurs referment leurs corolles ; les feuilles glacées frissonnent et se replient ; les hommes ont ressorti le gros pardessus et leurs moitiés la jaquette de loutre ou d'astrakan. M. et Mme Denis reprennent l'édredon pour ne pas grelotter dans le lit nuptial qui n'est plus réchauffé par une ardeur qui s'éteint. Tout se recroqueville et s'emmitoufle...

Coquin de printemps! Coquin de printemps !

Bien que celle température inattendue ait jeté un froid, Pâques n'en a pas moins été très fêté. Il paraît même que le commerce des oeufs a marché admirablement. Jadis il n'y avait que les riches qui échangeaient de petits cadeaux dissimulés dans la coque les oeufs. C'était surtout une coutume usinée chez les gens de cour; à l'issue de la messe du roi, des oeufs dorés étaient apportés au cabinet et le monarque les distribuait aux courtisans. Lancret et Watteau, les deux grands peintres des grâces du dix-huitième siècle, ne dédaignaient pas d'orner les oeufs de Pâques destinés aux princesses du sang. Mais dans la bourgeoisie et dans le peuple on se contentait de simples oeufs rouges que l'on mangeait en buvant du vin bleu.

Sous l'Empire, un oeuf offert à Cora Pearl fit sensation : il contenait une paire de poneys vivants !

De notre temps, la manie des cadeaux à date fixe a fait de tels ravages, que les oeufs de Pâques renfermant des bonbons, des bijoux ou même des billets de banque — très demandés ces derniers ! — se donnent couramment. Un des modèles les plus en faveur cette année pourrait s'appeler l'oeuf de l'anarchie. J'en ai vu un spécimen, l'autre jour, chez un grand confiseur de la rue delà République. C'est un cylindre en carton argenté qui a l'air d'être en fer blanc, avec une mèche en coton, sur lequel on lit cette étiquette sensationnelle : dynamite.

Idée vraiment ingénieuse et dont Ravachol, du fond de sa prison, a le droit de se montrer extrêmement flatté. L'agrément causé par le don de cet oeuf d'aspect redoutable, sans doute inventé par un émule de Tartarin, doit être très vif dans sa complexité. On tremble rétrospectivement sur les drames de la dynamite, tout en dégustant les fondants ou en admirant les bibelots recelés dans les flancs de l'engin : agréable mélange de terreur et de jouissance, frisson de crainte et frémissement de plaisir ! Mais l'oeuf Ravachol n'est rien à côté de la petite guillotine qui fut l'étrenne à la mode au mois de janvier dernier.. Cela était vraiment le dernier mot du macabre pour l'amusement de la jeunesse. Et l'on s'étonne qu'il n'y ait plus d'enfants, quand les jouets qui charment leurs premiers ans sont de fausses machines infernales ou des simulacres de guillotine !

Où sont la naïve poupée el le bon polichinelle d'antan ??

On prête aux Marseillais beaucoup de mots extravagants et cocasses, sans doute en vertu de ce proverbe qu'on ne prête qu'aux riches. Car le Marseillais est par nature porté à la grosse « blague » et à l'exagération énorme. Et si par hasard un de ces loustics de la Cannebière tombe sur un étranger qui veut « l'épater », oh ! alors son imagination ne connaît plus de bornes et enfante les réponses les plus bouffonnes. Ces mots, dont le goût de terroir est si marqué, sont soigneusement recueillis parla presse et chaque année on pourrait en former un recueil qui serait comme le livre d'or de l'esprit marseillais. Besogne qui tentera sans doute quelque Lorédan Larchey de l'avenir. En attendant, laissez-moi vous faire respirer une de ces fleurs de Marseille, qui d'ailleurs est nouvelle et que je crois jolie :

Un Marseillais rencontre dans une ville d'eau un de ses amis d'autrefois, Parisien de Paris. On se reconnaît, on renoue connaissance et tout de suite on s'invite mutuellement et cordialement à venir l'un chez l'autre. Mais je dois te prévenir, mon cher, ajoute le Parisien, que tu ne me trouveras pas logé très grandement. Les appartements sont si exigus dans ce diable de Paris ! Ainsi, chez moi, je suis si à l'étroit et les plafonds sont si peu élevés qu'en fait de tableaux je ne puis avoir et je n'ai que des Meissonier... C'est bien antre chose à Marseille ! riposte l'homme du Midi. Notre logement est si bas que nous ne pouvons y manger que des soles !

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