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Causerie

Place de la Roquette, samedi matin, à l'heure indécise et charmante où le soleil du printemps nouveau projetait ses premiers rayons roses, la tête d'Anastay, tranchée par le couperet de la guillotine, roulait sanglante dans le panier de son.

Et quelques heures auparavant, Mlle Gonzalès, la petite marcheuse que nous avons vue gigoter sur les planches de Bellecour, se préparait à entrer en scène dans le boui-boui parisien où elle s'exhibe. Vêtue d'un maillot couleur tendre sous une jupe étincelante de paillon, les épaules et les bras couverts de blanc de perle, les yeux agrandis par le noir et les lèvres empourprées de rouge, la jeune Espagnole allait prodiguer au public ses ronds-de-jambe et ses sourires.

Quelle atroce antithèse dans ces deux tableaux qui se sont succédé à si peu d'intervalle! L'imagination des romanciers les plus truculents n'a jamais rien combiné de plus tragique : la maîtresse obligée de faire son métier de danseuse et l'amant guillotiné dans la même nuit. C'est un sujet que les faiseurs de complaintes ne manqueront pas d'exploiter, à la grande émotion des bonnes d'enfants et des militaires qui aiment si fort ce genre de littérature.

En fait de littérature, on a beaucoup jasé toute cette semaine sur la réception de M. Pierre Loti à l'Académie française. On a trouvé généralement que le jeune collègue de M. Camille Poucet avait abusé du « moi » dans sa harangue. Ego Hugo ! moi Hugo ! disait volontiers le grand poète des Contemplations. L'écrivain de Madame Chrysanthème ne dit pas encore Ego Loti! mais s'il n'arbore pas ouvertement cette orgueilleuse devise, on sent qu'il n'en pense pas moins.

Mais je m'étonne qu'on ait été surpris d'entendre M. Pierre Loti parler si complaisamment de lui-même dans son discours de réception. Le nouvel académicien s'est contenté de faire comme dans ses livres, qui ne sont remplis que de sa propre personne. M. Pierre Loti est devenu célèbre pour avoir, en plusieurs volumes, raconté M. Pierre Loti, ses impressions et ses aventures. Il s'est dit avec assez de logique qu'il serait applaudi à l'Académie en ne changeant pas ses habitudes...

Quoi qu'il en soit, le succès du lieutenant de vaisseau devenu Immortel a été assez médiocre. Mais cela ne diminue en rien son talent qui n'a jamais eu la prétention d'être académique. M. Pierre Loti nous plaît par sa largeur de touche comme peintre impressionniste ; par son émotion devant les immensités et les splendeurs de la nature ; par l'inédit de ses amours exotiques; par ses mélancolies d'homme qui ayant aimé dans les cinq parties du monde a des pleurs sans cesse renouvelés sur la fragilité et la vanité des affections humaines...

Toutes choses qu'il était assez difficile de venir exprimer en habit vert sous la coupole de l'Institut.

Je n'en veux pas non plus outre mesure à M. Loti d'avoir médit de la littérature de son temps sans la connaître. Le vrai mérite, pour un homme aussi naïvement présomptueux, n'est point d'apprécier ce que l'on sait, mais de juger les oeuvres sans les avoir vues jamais. Rien ne serait plus facile que de critiquer un écrivain, l'ayant lu. M. Loti, qui se vante de n'avoir pas ouvert un seul volume de M. Zola, ne l'en éreinte qu'avec plus d'autorité dédaigneuse. Cela au moins est original, et si M. Loti a voulu nous prouver qu'en critique comme en amour il ne fait rien comme tout le monde, je reconnais qu'il y a réussi pleinement.

Enfin nous avons eu la seconde du Tannhauser ! Très réussie et très belle cette deuxième audition. M. Gogny, qui succédait à M. Jourdain, a plu beaucoup malgré le trac formidable qui l'oppressait. Ce jeune homme a une voix solide et brillante et il s'en sert intelligemment. Il a détaillé avec adresse le beau récit du troisième acte, dont les difficultés sont vraiment terribles. Aussi le public lui a-t-il fait une vraie fête après l'habile exécution de ce redoutable tour de force...

Avec lui se font applaudir Mlle Janssen, dont la voix pure et le sentiment mystique conviennent si parfaitement aux tendres héroïnes de Wagner ; Mlle Doux, une abondante et agréable Vénus ; MM. Noté, Bourgeois et Huguet. L'orchestre est superbe de science et de virtuosité, et la scène du Vénusberg, avec sa décoration fantastique et ses ballets somptueux, vaut la plus belle des féeries. En voilà pour jusqu'à la fin de la saison, avec des recettes qui dépasseront le maximum, — comme on dit dans les réclames du Gymnase.

A l'occasion des troubles qui se sont produits récemment dans les églises, on a rappelé beaucoup de mots attribués à des prédicateurs excentriques. Notamment celui-ci dû au fameux père André. Ayant pris à partie les imperfections féminines — il y en avait encore en ce temps-là ! — il s'écriait en chaire : Savez-vous pourquoi la femme est nommée mulier en latin? Parce qu'elle était mule hier, qu'elle est mule aujourd'hui et qu'elle sera mule toujours !
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