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Causerie Lyon, le 5 avril 1892.

Le Tannhauser a failli sombrer hier soir dans les flots du Jourdain. Je vous demande pardon de cet horrible calembour, mais c'est le résumé exact de toute la représentation. Avec un ténor moins ruiné c'eût été une bataille gagnée. Nul doute d'ailleurs que L'opéra de Wagner ne prenne sa revanche aux soirées suivantes, avec un ténor dont la voix n'ait pas, comme celle du Tannhauser d'hier, autant de trous qu'une écumoire.

Tout le monde s'était un peu trompé sur le compte de ce malheureux Jourdain. Dans Sigurd, l'autre jour, il avait merveilleusement réussi. On sentait bien que la voix manquait de jeunesse et de timbre. Mais l'artiste a tant de talent et il sait si bien accommoder les restes qu'on s'était dit que dans le Tannhauser cela marcherait tout de même.

D'autant plus que le rôle est écrit assez bas, Wagner en ayant descendu la tonalité pour épargner la voix de Tichatsehek, le ténor de la création (Dresde, 13 octobre 1845.) Cette circonstance devait faciliter la tache de M. Jourdain, qui barytonne assez volontiers comme la plupart des ténors sur le retour. Enfin on avait pensé que son autorité, sa science de composition scénique, toutes ses grandes qualités d'artiste, en imposeraient au public.

Hélas ! pourquoi cet infortuné Jourdain n'est-il pas resté en Palestine ! Le pauvre garçon a été vocalement si fort au-dessous de sa tâche que le rôle de Tannhauser tout entier n'est point sorti de son gosier. C’était un douloureux spectacle que de voir cet homme de talent s'épuisant en vains efforts, pour n'aboutir qu'à l'émission de cris désagréables ou de râles inarticulés. Bref, malgré toute son énergie le malheureux n'a pas pu aller jusqu'à la fin. Au beau milieu de son interminable récit du troisième acte il s'est évanoui pour tout de bon. Il a fallu l'emporter dans sa loge, baisser le rideau et terminer tant bien que mal la représentation qui, d'ailleurs, touchait à sa fin.

Certes, le public avait raison de ne pas être content. Pourtant, il aurait pu se montrer moins implacable dans les manifestations de son dépit très légitime. L'évanouissement de Jourdain a été causé encore plus par le chagrin et la honte des sifflets, que par la fatigue. Il me semble qu'à la place des siffleurs j'aurais eu quelques remords à accabler aussi cruellement un artiste trahi par ses forces. Hélas ! quel lamentable couronnement pour une carrière qui n'a pas été sans gloire...

Ce serait dommage que la chute du ténor empêchât le Tannhauser d'avoir le succès que mérite celle grandiose partition. Tout compte fait, c'est une oeuvre de la plus haute envergure. Je ne sais pas, pour ma part, de pages plus belles que l'ouverture, l'orgie du Venusberg, la grande marche avec choeurs, la romance de l'Etoile, et tout ce prodigieux troisième acte qui est d'un bout à l'autre une conception de génie.

Le diable est que ces merveilles de science et d'inspiration sont entourées de beaucoup de longueurs. Les Allemands adorent les récitatifs qui n'en finissent plus et les dialogues interminables. Cela s'accommode avec leur tempérament contemplatif. Mais nous autres Français, nous voulons une action plus rapide, plus entraînante, moins empêtrée dans les développements purement harmoniques.

Il y a surtout cette tendance enragée à mettre de la philosophie en musique qui nous chiffonne étrangement. Les Allemands y trouvent au contraire une excitation aux longues rêveries qui leur plaisent si fort. Quoi qu'il en soit, tous ceux qui aiment les inspirations élevées et la musique moderne iront voir le Tannhauser — qui est d'ailleurs irréprochablement monté comme orchestre, choeurs, mise en scène, figuration, et décors. Si M. Gogny, le successeur de Jourdain, est comme on nous l'annonce, de taille à supporter vaillamment le faix de son rôle, le Tannhauser pourrait bien tenir l'affiche aussi longtemps que Lohengrim.

Lu récemment un « écho » bien surprenant dans un journal mondain. Un riche banquier parisien marie sa fille et donne pour célébrer l'événement une grande fête, au Grand-Hôtel. On dîne, on danse, et le tout se termine par une audition du calculateur Inaudi, « à la grande joie des nombreuses jeunes filles présentes ».

Voilà qui est bien de notre temps, où chaque jour s'accroît le pouvoir de la hideuse Mathématique ! Il faut être banquier pour donner de tels divertissements à la fin d'un bal, et il faut que les jeunes filles de la finance aient le coeur bourré de chiffres comme un comptoir d'escompte, pour préférer à un tour de valse des tours de force d'arithmétique.

Cela me remplit de stupeur que des âmes de vingt ans aient eu plus de plaisir à voir opérer le calculateur Inaudi qu'à danser un cotillon en flirtant ! La prompte extraction des racines carrées, ou la détermination rapide du plus grand commun diviseur seraient donc les magiques séductions que les Juliettes de la Haute-Banque demandent à leurs Roméos ?

Comment s'étonner, après cela, que les mariages, dans ce monde de puissants capitalistes, soient si souvent troublés par la prompte application de la règle de trois ?

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