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Causerie Lyon, le 29 mars.

Il nous faut pourtant parler de la dynamite, bien que cette chronique soit consacrée, en principe, à des sujets qui ne touchent pas à la politique. Mais les anarchistes font-ils de la politique? On ne voit pas bien comment l'acte de faire sauter des cages d'escalier, au grand danger des locataires et au grand dommage des propriétaires, puisse avancer la solution des questions sociales...

Les anarchistes sont des fous dangereux ou de lâches criminels. Dans les deux cas, ce sont gens dont il faut se garer et que la société doit combattre avec la dernière énergie. C'est miracle que les quatre explosions qui viennent de se succéder n'aient tué personne. Il n'y a eu encore que des blessés, mais si la propagande par le fait due aux chevaliers de la dynamite n'a pas entraîné mort d'homme, ce n'est assurément pas la faute de ces messieurs.

Les bombes de Bellecour nous ont appris, à nous autres Lyonnais, que les engins anarchistes font parfois oeuvre homicide. Sans vouloir pousser les choses au tragique il convient donc de crier : « Holà ! » au gouvernement. Car enfin il devient tout à fait évident que nous nous trouvons en présence d'un plan, conçu et perpétré par une bande de malfaiteurs qui en veut à la société. Le mot d'ordre de la police a été pendant quelques jours de tout mettre sur le dos de l'introuvable Ravachol. C'est là une mauvaise plaisanterie. Si dangereux et si fort que soit ledit Ravachol, ce n'est pas lui qui a pu organiser et exécuter tous ces attentats, surtout le dernier et le plus grave, celui de la rue de Berlin, survenu juste au moment où toute la brigade de sûreté était à ses trousses.

Certes, je ne conteste pas les mérites et l'habileté de l'aimable Ravachol. Je reconnais volontiers qu'il est un des hommes les plus distingués de sa « partie ». Mettons, même si vous voulez, que ce soit le Napoléon de la dynamite. Mais vraiment, le rôle delà police serait par trop commode s'il lui suffisait de nous dire : Ce n'est pas ma faute si je n'ai encore pincé personne ni avant, ni pendant, ni après. C'est Ravachol qui a tout fait, et ce gaillard-là est imprenable. Il faudrait alors nous taire sans murmurer, comme le vieux soldat de Scribe, et nous laisser dynamiter à loisir, de même que les pierreuses de Londres se laissent dépecer par Jack l'éventreur, ce Ravachol de l'autre côté de l'eau.

Cette résignation ne me paraît, pas être dans le caractère français et je doute fort que le mythe Ravachol suffise à nous faire oublier que sous le gouvernement de M. le maire de Montélimar — Loubetto consule ! — les braves gens sont terrorisés et dynamités par une poignée d'anarchistes, qui se fichent du président du conseil, ministre de l'intérieur, et de son préfet de police comme de Colin Tampon.

Je sais bien que ces deux éminents hommes d'Etat prodiguent tous les jours les promesses les plus rassurantes et qu'ils arrêtent quotidiennement les plus savantes dispositions. Mais que n'arrêtent-ils plutôt quelques dynamitards!

Je sais aussi qu'on parle à la Chambre d'indemniser les victimes des explosions et de condamner les anarchistes à mort, si on les prend. Intention qui part d'un excellent naturel. J'avoue néanmoins qu'il me serait plus agréable d'être sûr de ne point sauter. L'espoir d'une indemnité, si on est dynamité, et d'un châtiment capital pour les dynamiteurs, seraient évidemment d'insuffisantes consolations pour ceux qui auront au préalable été broyés par les explosifs.

En pareille matière tout le monde pense comme Triboulet. Sire, disait-il au roi, on m'assure que le duc de Cossé veut m'assassiner. Si cela arrive, répond le monarque, il sera pendu cinq minutes après. Et Triboulet riposte avec douceur : J'aimerais mieux, sire, que ce fût cinq minutes avant !

Un des côtés presque comiques de ces histoires de dynamite c'est la situation tout à fait fâcheuse qui va en résulter pour les magistrats parisiens, que les anarchistes poursuivent d'une si persistante explosion de haines, pour avoir prononcé ou requis des condamnations contre eux. Dans l'attentat du boulevard Saint-Germain, comme dans celui de la rue de Berlin, il parait bien que MM. Benoit, conseiller à la cour, et Bulot, avocat général, étaient visés de préférence par les machines infernales de ces bandits.

Or voici que les propriétaires ne veulent plus louer aux magistrats. M. Benoît vient de recevoir congé et M. Bulot a confié a un de nos confrères toutes ses craintes de ne pouvoir trouver un toit ou reposer sa noble tête. Tels les lépreux du moyen âge, et de nos jours les industriels adonnés à des occupations dangereuses ou insalubres...

C'est un rude coup pour la magistrature ! Où vont loger les conseillers à la cour et les avocats généraux s'il se forme contre eux une ligue des propriétaires? Leur faudra-t-il élire domicile sous les ponts, ou sur les arbres des Champs-Elysées? Il serait vraiment cocasse que M. Bulot fût obligé de se faire mettre au violon pour trouver un asile, et que M. Benoît en fut réduit à demander place à l'Hospitalité de Nuit !

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