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Causerie

C'est une navrante affaire que celle de ce lieutenant Babola, qui vient d'être condamné à trois ans de prison par le conseil de guerre de Lyon, pour avoir volé la caisse de son régiment. Ce malheureux avait un passé honorable. Issu d'une famille de petites gens il était entré dans l'armée comme simple soldat, et il avait conquis peu à peu l'épaulette à force de bons services et de labeur persévérant. Au régiment on l'aimait et on l'estimait. Et pourtant il a forfait à l'honneur et s'est abaissé jusqu'au vol...

L'histoire est lamentable dans sa banalité. C’est le jeu qui a perdu Babola. Le hasard a voulu qu'il allât un jour dans un tripot. Peut-être y fut-il conduit par un de ces méprisables hères qui font le métier de rabatteurs pour claque-dents et qui recrutent des naïfs, pour alimenter le troupeau des pontes tondus par les grecs et ruinés par la cagnotte. Babola fut d'abord « allumé » suivant la coutume. On le laissa gagner les premières fois. Car dans ces milieux interlopes la fortune sourit toujours au débutant. Les tenanciers de ces cavernes, savent en effet diriger le. hasard pour allécher les nouveaux venus. Donc le lieutenant-trésorier du 99e fut d'abord heureux au baccarat. Puis la guigne vint, foudroyante et tenace. Il lui fallut recourir aux exp��dients et aux emprunts. Toujours aimables, les croupiers lui ouvrirent le coffre-fort de la cagnotte, — le dieu d'Israël sait à quel taux! Mais le pauvre diable perdait toujours. Affolé par le jeu, celle hideuse passion qui corrompt les plus fières consciences, et soutenu par l'espoir secret qu'ont toujours les joueurs de se refaire avec une « bonne passe», ce soldat, jusque-là sans reproche, se fit voleur. Il puisa dans la caisse du régiment, tant et si bien que l'énormité du déficit rendant toute dissimulation impossible, il fut arrêté et traduit devant le conseil de guerre. Six mois à peine avaient suffi pour faire d'un honnête homme un filou et d'un brave officier un condamné de droit commun.

Et malgré le tapage causé par ce triste procès, malgré les révélations graves faites sur le compte des tapis-francs où s'est consommé l'effondrement de Babola, ces usines de scandales et de ruines n'en continuent pas moins leur ignoble industrie sous l'oeil bienveillant de l'administration.

Ce qui m'enrage, et ce qui doit indigner tous les braves gens, c'est de savoir que la police connaît tous les tripots, puisqu'elle les autorise, et que, grâce à je ne sais quelle inexplicable tolérance, ils fonctionnent insolemment et paisiblement dans tous les quartiers de Lyon, sentant chaque soir les désastres et le déshonneur..

Le commissaire du gouvernement qui a requis dans l'affaire Babola, le défenseur de l'accusé, tous les journaux qui ont rendu compte des débats, ont pourtant dénoncé par leur nom ces redoutables et louches maisons de jeu. Pourquoi ne pas les avoir fermées dès le lendemain, pour satisfaire aux réclamations de l'opinion publique, pour obéir à la loi et à l'honnêteté ?

La cour d'appel de Dijon vient de rendre un arrêt dont la très haute portée sociale mérite d'être proclamée et mise en lumière. Il s'agissait d'un jeune richard de Semur qui avait emmené à Paris une sage, jolie et laborieuse modiste de l'endroit, lui avait fait deux enfants et l'avait plantée là au bout de quelques années de vie commune, l'abandonnant sans ressources pour épouser lui-même une grosse dot et rentrer en grâce auprès de ses parents.

Après s'être épuisée en vains efforts pour gagner sa vie et celle de ses enfants, l'abandonnée eut recours aux tribunaux et demanda cinquante mille francs de dommages et intérêts à son séducteur. La cour lui en a accordé vingt mille. L'arrêt constate que la jeune femme ayant toujours eu avec son amant la conduite la plus honnête, la plus désintéressée et la plus dévouée « des obligations pécuniaires s'imposaient tout au moins, en pareil, cas, à tout homme d'honneur. »

Voilà donc enfin une décision où la Justice a vraiment rendu la justice. Les magistrats de Dijon ont su oublier les sots préjugés qui dominent trop souvent l'opinion bourgeoise, pour ne s'inspirer que de considérations vraiment équitables et humaines. Il est grandement à souhaiter que leur arrêt fasse jurisprudence. Pendant trop longtemps les bellâtres sans scrupules et sans coeur, les Don Juans de village ou les Lovelaces du boulevard ont pu abuser impunément des honnêtes filles. Qu'était-ce que la vertu et le bonheur d'une enfant pour ces séducteurs de profession ? Chose de peu de prix, qu'on pouvait prendre et briser sans se gêner, puisque cela ne se payait point ou tout au moins fort peu. Mais s'il faut débourser vingt mille francs pour payer ses fredaines, si les tribunaux se mettent à condamner à de gros dommages et intérêts les beaux fils qui enlèvent les vierges, les rendent mères, et les quittent sans autre motif que leur bon plaisir — le métier devient moins agréable et ces messieurs y regarderont à deux fois avant de s'y lancer.

J'ajoute que les liaisons qui finissent auront moins souvent le drame pour épilogue. Les délaissées qu'affole la misère, pour elles et pour leurs petits, n'auront plus les mêmes tendances à recourir au vitriol et au revolver, quand elles sauront qu'il y a des juges en France pour défendre les honnêtes filles lâchement abandonnées.

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