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Causerie

Il n'est pas besoin d'être Parisien du boulevard pour avoir entendu parler de de Mlle Emilienne d'Alençon, une accueillante et jolie femme, qui après avoir successivement dompté des lapins au Cirque d'Eté, présenté des ânes au Casino et dressé des jeunes ducs dans le demi-monde, joue aujourd'hui dans une revue de fin d'année, où l'éclat de ses diamants et l'ampleur de ses formes lui assurent un succès de bon aloi. C'est une artiste proéminente, dirait Armand Silvestre.

Donc Mlle Emilienne d'Alençon est célèbre, ou tout au moins populaire. Mais la popularité — cette gloire en gros sous — ne vient pas toute seule, et de notre temps, surtout, ne s'acquiert point gratis. La gente Emilienne dut faire, à ses débuts, de grands frais de réclame.

Par ses soins, d'immenses affiches coloriées constellèrent les colonnes Morris. Elle y était représentée en maillot, dans toute la splendeur de son académie, faisant évoluer comme une fée un tas de petits lapins blancs avec des yeux roses et des oreilles longues comme ça. Bref, une Vénus fin de siècle sortant de la garenne...

L’effet fut énorme et tel que la belle et honneste jeune personne l'avait escompté. Mais quand on lui présenta la note, Mlle D'Alençon refusa net de payer, alléguant qu'elle était mineure au moment de la commande. Voilà donc le fournisseur obligé l'avoir recours aux tribunaux. L'affaire est venue tout récemment devant la 6e Chambre. Le défendeur a plaidé la minorité de sa cliente, mais l'avocat de la partie adverse à répondu en affirmant que la bonne foi du créancier avait été surprise. Comment aurait- il pu soupçonner que l'artiste-dompteuse fût encore mineure? Elle lui avait communiqué, pour l'exacte reproduction de son image par voie d'affiches, une photographie en déshabillé. Evidemment ces contours arrondis, ces appas insolents et superbes ne pouvaient appartenir qu'à une fille majeure ! Et l'avocat de faire passer cette intéressante- pièce à conviction sous les regards connaisseurs du tribunal.

Après l'avoir longuement examinée avec un intérêt évident mais contenu, ces magistrats austères ont remis simplement leur jugement à huitaine, alors qu'ils auraient pu ordonner une enquête sur les lieux, ou faire comparoir à la barre l'original de la photographie, dans un costume presqu'aussi sommaire que celui de Phryné devant l'Aréopage.

On attend avec impatience leur décision. C'est, en effet, une question de droit originale et de conséquence. Si la thèse du créancier était admise, c'est-à-dire si le développement de la gorge devenait un indice juridique de la majorité chez la femme, la jurisprudence se heurterait aux plus étranges contradictions. On verrait des jeunesses précoces, à l'exemple de Mlle d'Alençon, considérées comme majeures avant le temps, tandis que d'autres personnes du sexe auquel nous devons Mlle Yvette Guilbert pourraient passer pour mineures jusqu'à l'âge le plus avancé.

L' « exception de forme » — c'est le terme dont on se sert au Palais, — invoquée par la dompteuse récalcitrante, sera donc vraisemblablement admise et Mlle d'Alençon gagnera sans doute ce procès indiscret, qui a fait ressortir ses dons plastiques non moins qu'une expérience des affaires, due apparemment à l'éducation des lapins. Mais il restera toujours au marchand d'affiches l'illégale ressource d'imiter Shylock, procédé cruel mais sûr, grâce auquel il serait certain de trouver, chez sa plantureuse débitrice, des fonds plus que suffisants pour être payé.

Les gentils pensionnaires de Mlle d'Alençon — pas les petits ducs, mais les lapins — me remettent en mémoire un mot de Rossini, parmi toutes les anecdotes qu'on a citées à l'occasion de son centenaire. On présente au maître une dame qui, sans autres préambules, se met à l'accabler de compliments de mauvais goût. Elle termine en disant : Je ne sais plus quel nom décerner à un homme de votre génie ! Rossini, d'un air aimable et résigné : Mon Dieu, madame, appelez-moi mon petit lapin... C'est le nom que je préfère.

L'éditeur Ollendorf vient de publier un volume de M. Francisque Sarcey, Souvenirs d'âge mûr, faisant suite aux Souvenirs de jeunesse, qui ont eu tant de succès il y a quelques années. Dans une courte préface l'auteur nous explique sa crainte de ne pas avoir retrouvé, pour écrire son nouveau livre, « cette belle humeur d'esprit et cette gaîté de langage » qui faisaient le charme de ses récits d'autrefois. Que M. Sarcey se rassure. Son volume se laisse lire avec beaucoup d'agrément. Le fond en est intéressant et substantiel, — l'éminent critique nous raconte comment il est devenu conférencier et ce que doit être, à son sens, la conférence — et la forme en est alerte et savoureuse.

J'avoue, d'ailleurs, mon faible tout particulier pour le talent de M. Sarcey. Cela repose, par ce temps où les abstracteurs de quintessence, les coupeurs de cheveux en quatre, les chercheurs de mots incompris répandent un ennui si morne dans la littérature, de lire un homme comme celui-là qui écrit d'abondance une langue bien française, pleine de franchise, de clarté, de verve épanouie, et qui parle avec une rare compétence et une indiscutable sincérité de choses auxquelles tout le monde s'intéresse.

Lisez les Souvenirs d'âge mûr vous y trouverez plaisir et profit. Pour aujourd'hui, j'en veux citer seulement une des pages du commencement. Sarcey raconte les débuts d'Alfred Assolant dans la conférence. Assolant n'était pas orateur et, par-dessus le marché, c'était un timide. Il avait choisi pour thème de sa causerie le titre de son livre : la Vie aux Etats-Unis. Messieurs, commença-t-il, d'un air assuré, quand on veut partir pour l'Amérique… pour l'Amérique..., quand on veut y aller... on prend le bateau... il faut prendre le bateau...

Là-dessus le public stupéfait vit le conférencier ramasser ses papiers, son livre et disparaître précipitamment eu s'écriant : Et moi je prends la porte !
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