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Causerie

Dans l'épouvantable drame conjugal qui vient de se passer au Splendid-Hôtel de Cannes, l'opinion publique semble se prononcer très nettement contre le mari - et je l'en félicite pour ma part.

C'est qu'en effet M. Parker Deacon s'était mis dans une posture depuis longtemps trop indulgente, pour avoir le droit de jouer aussi férocement les Othellos. L'homme passionné jusqu'au crime, celui dont le tempérament jaloux peut faire tout à coup un meurtrier, ne garde pas pendant plusieurs années cette résignation et cette complaisance vis-à-vis du galant.

M. Abeille, au vu et au su de tout le monde, entretenait commerce de tendre amitié avec Mme Deacon, et le mari avait accepté avec une parfaite bonne grâce ses assiduités significatives, dont son front ne semblait nullement soucieux. Clubman élégant, Parisien aimable, millionnaire généreux, M. Abeille avait d'ailleurs toutes les qualités requises pour jouer galamment son rôle d'ami de la maison, et M. Deacon s'en accommodait fort bien - en homme très indifférent... ou très pratique.

Tout allait donc au mieux dans le meilleur des ménages à trois, et rien ne faisait prévoir que cette idylle bourgeoise allait tourner à la tragédie romantique. Le 15 février dernier, vers dix heures du soir, la belle Américaine, aux yeux de pervenche, et son compagnon officiel causaient paisiblement au salon comme à leur ordinaire, lorsque M. Deacon fait irruption dans la pièce le revolver au poing et, devenant tout à coup justicier implacable, éprouve le besoin de laver dans le sang du malheureux .M. Abeille son honneur conjugal auquel il semblait jusque-là attacher si peu de prix.

Arrêté et interrogé presqu'immédiatement, le meurtrier avoua qu'il avait voulu blesser mais non tuer, et on découvrit que son humeur avait changé subitement depuis le jour récent où Mme Deacon - qui possédait personnellement toute la fortune du ménage - avait fait connaître son intention de divorcer.

Ces détails - le dernier surtout - expliquent suffisamment que l'opinion ne soit pas avec M. Deacon. On a peine à croire à la sincérité de sa fureur, et on estime communément que, parmi les considérations qui l'ont fait agir, les plus décisives ne sont pas celles qui peuvent excuser une si terrible vengeance.

Au surplus, il faut reconnaître que, d'une manière générale, notre temps commence sérieusement à s'apercevoir combien est monstrueux le droit de tuer l'amant, attribué jusqu'à aujourd'hui par les moeurs à l'époux outragé. C'est là un reste des coutumes barbares du moyen âge, où la vie humaine avait si peu de prix. Il est des crimes autrement infâmes que l'adultère, autrement dangereux pour la société qui ne sont pourtant pas punis de mort par la justice humaine. Quand on voit des assassins vulgaires et sans excuses, des parricides même, échapper à la peine capitale, il est permis de considérer comme une effroyable iniquité le droit que s'arrogent les maris qui tuent.

Quelles sont, d'ailleurs, les peines prévues par la loi contre l'adultère ? Six mois de prison au plus. Tel est le châtiment qu'infligent le code et les tribunaux. Et celui qui se fait justice lui-même pourrait, sans encourir de responsabilité grave, sans qu'on lui demande un compte sérieux du sang versé remplacer cette condamnation insignifiante par la peine de mort ! Non, non, cela est indigne d'une société civilisée, alors surtout que le divorce est là pour dénouer naturellement les mariages malheureux...

Si, j'étais juré je n'hésiterais pas à condamner M. Parker Deacon, encore que les circonstances de la cause ne seraient point si évidemment à son désavantage.

On m'a raconté une aventure des plus drolatiques qui a eu pour théâtre, la semaine passée, le tramway de la place des Cordeliers à Villeurbanne.

Un vieux monsieur, qui venait de faire lui-même ses emplettes aux Halles, s'installe dans la voiture à côté d'une dame aux appas copieux et au large séant, après avoir déposé entre eux deux, sur la banquette, son filet à provisions.

Le tramway avait à peine dépassé le pont Lafayette, lorsque la vieille dame se mit à donner des signes visibles d'agitation et de colère : J'espère que vous allez cesser cette mauvaise plaisanterie ? dit-elle à son voisin, sur un ton courroucé. Finir quoi ? balbutie l'interpellé ahuri. Vous me prenez pour une autre sans doute. Sachez monsieur, que je suis une honnête femme ! Ne continuez pas ou je cogne ! Mais madame, je vous jure... Encore ! vieux polisson !

Et v'lan le monsieur interloqué reçoit une gifle retentissante.

Emotion et tumulte dans le tramway. Le conducteur et les voyageurs s'interposent. C'est monsieur qui me pinçait les f...ormes comme à une rien du tout ! s'écrie la grosse dame. Moi ! réplique le vieux monsieur indigné, c'est une infâme calomnie. Sachez que je suis employé des contributions directes et mon caractère...

Enfin on s'explique et on découvre le vrai coupable : le vieux monsieur ayant acheté aux halles un homard vivant, l'avait mis dans son filet et c'était ce crustacé facétieux qui pinçait avec tant de vigueur les parties les plus charnues et les plus abondantes de la grosse commère.

On ne s'est pas ennuyé ce jour-là dans le tramway de Villeurbanne !

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