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Causerie

Les gifles de M. Laur font-elles partie de la politique? Question qui a son intérêt ici, la politique étant formellement interdite dans ce journal de famille. Mais la réponse ne me paraît pas douteuse : l'affaire ne relève plus aujourd'hui que de la caricature, de la revue de fin d'année ou de la chronique comique.

Car M. Laur n'a rien négligé pour devenir ridicule après avoir été battu. La façon charmante dont il a empoché les soufflets ; ses interviews incohérents publiés dans les journaux; ses bravades de matamore disant — après avoir acquis la certitude que le duel n'aurait pas lieu— qu'il était sûr de mettre à vingt pas une balle et demie sur trois dans le ventre de M. Constans — tout cela c'est de l'excellent vaudeville.

Mais ce qu'il y a de plus énorme dans toutes les pantalonnades de M. Laur c'est bien sa dépêche à Rochefort : Mon cher ami, je viens de recevoir une paire de gifles de Constans. Qu'est-ce que vous en pensez? et qu'est-ce que je dois faire ? Voilà un télégramme dont le libellé est à retenir pour une pièce-bouffe. Quelle pinte de bon sang on se ferait si cela était lu par Baron !

Je sais une anecdote du Midi qui ressemble un peu au cas de M. Laur. Un Marseillais raconte une discussion dont il est sorti, selon lui, tout à fait à son honneur : Je venais, dit-il, de lancer un mot un peu vif : v’lan ! je reçois une gifle. Ah! mon ami, j'ai été admirable ! Je me recule un peu, je ne perds pas de temps... et v'lan ! j'en reçois une autre !

M. Laur aura beau faire la roue, parler de ses cartons de chez Gastine-Renette et se décerner à lui-même des brevets de courage : il est de la famille de mon Marseillais.

Vous avez lu cette curieuse nouvelle : Un soldat nommé Gugel, qui avait tiré un coup de fusil sur un sous-officier et l'avait blessé assez grièvement, a été condamné à mort par le conseil de guerre. Le président de la République a commué la peine en vingt ans de travaux forcés. Et Gugel refuse sa grâce !

Je veux bien mourir, dit-il, car

Le crime fait la honte, et non pas l'échafaud.
Or, si mon crime est punissable, il n'est pas déshonorant. Je ne suis ni un voleur ni un bandit. Je ne veux donc pas de votre grâce qui me sauve la vie, mais me condamne à une peine infamante. J'aime mieux mourir que de perdre l'honneur!

C'est le potius mori quàm foedari des Latins; c'est beau comme l'antique, ou, si l'on veut, comme du Corneille. Ce Gugel a vraiment une âme impavide et un coeur fier. Comment la clémence présidentielle ne serait-elle pas émue par tant d'héroïsme ?

Seulement, il y a un point fâcheusement noir dans ce beau tableau : C'est l'avocat du condamné qui lui a suggéré sa détermination. Cela nous gâte un peu son attitude. On se demande si cette passion de l'honneur, poussée jusqu'au refus de la vie, n'est pas tout simplement un calcul ingénieux, un bon truc d'avocat roublard ?

Quoi qu'il en soit la chose n'est point banale. Un condamné à mort qui n'accepte pas sa grâce, cela ne se trouve pas tous les jours. Tel le fameux condamné de Monaco, dont le regretté Gabriel Charmes a raconté l'histoire avec tant d'esprit—et qui s'obstinait à rester dans sa prison, malgré tous les efforts de ses gardiens pour l'en faire partir...

Il est assez naturel, n'est-ce pas, que le tribunal de Grasse ait à juger des causes grasses, mais celle que vient de rapporter le Progrès Médical, est positivement extraordinaire. Quel joli « tribunal comique » pour Jules Moinaux !

Il s'agit d'un M. Bidoche qui exploitait l'arrondissement de Grasse — « arrondissement » est tout à fait le mot propre — en vendant une « Eau mystérieuse des Pères de la Montagne-Sainte » ayant la propriété de rendre féconde les femmes stériles. Le vendeur de l'Eau des Pères — ces Pères doivent être des Carmes ainsi qu'on va en juger — est poursuivi pour exercice illégal de la médecine, à la requête de Mme Bouline, qui se plaint non point parce que le remède de Bidoche ne serait pas efficace, mais au contraire parce qu'il l'est trop. Voici d'ailleurs le texte même de sa déposition devant le tribunal : Messieurs!... Après douze ans de mariage, je n'avais pas d'enfant. M. Bidoche, que j'allais consulter en cachette de mon mari, m'ordonna une eau qui contenait, selon lui, les germes de la fécondation universelle. Je bus de cette eau et je fus bien satisfaite, puisqu'au bout de deux mois je devenais enceinte ; mon mari fut aussi très content. Mais, monsieur le président, ça a mal tourné, car après mon premier enfant, j'en ai eu un second. puis un troisième. Je fus obligée de voir de nouveau M. Bidoche et de lui demander d'arrèter cela, son eau produisant trop d'effet. M. Bidoche me répondit : Je n'y puis rien, vous pouvez faire douze enfants ! Je suis en droit de me plaindre, M. Bidoche a trop forcé la dose.

Là dessus, les juges ont condamné Bidoche à deux-cents francs d'amende. C'est une simple iniquité. Assurément, si Madame Bouline a encore neuf enfants à procréer, après en avoir déjà eu trois et alors qu'elle n'en voulait qu'un, elle a le droit de la trouver mauvaise. Mais au lieu de frapper Bidoche, c'est à lui que le tribunal aurait dû accorder des dommages et intérêts pour son invention merveilleuse, qui dépasse si prodigieusement celle de M. Brown-Séquard.

Non vrai, il n'y a pas de justice !

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