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Causerie

Encore une affreuse tuerie causée par le grisou, cet insatiable mangeur d'hommes ! Pour la troisième fois, — depuis bien peu d'années, hélas ! — Saint-Etienne en deuil a dû suivre une longue, une interminable file de cercueils, renfermant les victimes de la mine. Et ce qu'il y a de plus navrant, c'est que nul ne peut dire si le monstre ne fera pas demain une nouvelle moisson de cadavres.

C’est à la fois le plus mystérieux et le plus implacable des fléaux : les mineurs sont au fond des galeries, piochant ferme la veine où dort la houille; tout à coup, des lueurs bleuâtres voltigent une seconde à peine devant leurs yeux ; une détonation retentit, renversant tout, les hommes et les choses... Et c'en est fait de ces vaillants, tout à l'heure pleins de forces. Le feu carbonise leurs chairs pantelantes, tandis que l'asphyxie les a déjà pris à la gorge et étouffés. Devant cette sombre tragédie qui n'a qu'un acte, — mais si terrible et si fécond en hécatombes, — devant ces mères et ces enfants dont le grisou a fait des veuves et îles orphelins, la Science baisse la tète et s'avoue impuissante. Et les ingénieurs et les Compagnies n'ont qu'une réponse : il n'y a rien à l'aire ! On sait, pourtant, que dans certaines mines très grisouteuses on est arrivé à supprimer les accidents dus « au mauvais goût ». A ce point de vue, Blanzy pourrait servir de modèle. Pourquoi la Compagnie des Houillères de Saint-Etienne échouerait-elle là où celle de Blanzy a réussi ?

C'est en ce sens que devra s'exercer dans toute sa rigueur le contrôle de l'Etat. Eh ! qu'importe l'argent à côté de tant de vies humaines ! Il ne faut pas que la mine demeure plus longtemps un champ de massacres ; il ne faut pas que nous soyons poursuivis par cette pensée : si le charbon de nos foyers parait brûler avec des reflets si rouges, c'est qu'il a été ramassé dans le sang…

Les deux grands morts de la semaine sont Dauphinois : Alphand et Léon Tripier. Le second était une figure lyonnaise bien connue — et si sympathique ! C'était un savant de rare mérite, un chirurgien célèbre, — mais aussi un coeur généreux et une âme d'artiste. Sa mort si inattendue, et survenue si vite, a causé dans notre village de Lyon, indifférent et froid d'ordinaire, une émotion profonde. On l'a bien vu à ses funérailles, qui ont été vraiment imposante ; par le nombre et la notoriété des assistants, par le chagrin sincère que manifestaient tous ses amis...

Alphand était lui aussi une manière de chirurgien, opérant non pas sur l'homme, mais sur l'organisme des villes. Paris doit beaucoup à cet ingénieur de génie qui voyait grandiose et beau comme un poète. Il avait la passion de la verdure et des fleurs. Aussi a-t-il semé partout les promenades, les parcs, les squares et les boulevards : la joie et la sauté de la capitale.

On a rappelé à ce propos un joli mot de Paul Arène. Notre confrère avait emmené son père à Paris : Mais il n'y a que des arbres ! s'écriait le vieux Provençal. Ce sont les arbres de M. Alphand.

On annonce que le négus d'Abyssinie vient d'expédier un ambassadeur à M. Carnot, pour lui dire tout plein de choses aimables. Conformément à la tradition des souverains exotiques, — tradition qui remonte loin, puisque vers l'an 800 le calife Haroun-al- Raschid envoyait déjà des pendules a Charlemagne, — le monarque abyssin à chargé aussi son délégué de remettre au président de la République un de ces petits cadeaux qui entretiennent l'amitié. Et c'est ainsi que M. Carnot se trouve aujourd'hui légitime propriétaire de deux lions superbes, qui feraient sensation chez Pezon ou chez Bidel.

Ce n'est pas la première fois que notre premier magistrat ou ses prédécesseurs reçoivent de ces dons encombrants et singuliers. Avec les chameaux, les étalons arabes, les ours blancs, les autruches et les tigres dont les rois africains et asiatiques l'ont comblé depuis vingt ans, il aurait de quoi monter une assez jolie ménagerie.

Heureusement que l'hôte de l'Elysée peut se débarrasser de toutes ces bêtes princières en les envoyant au Jardin-des- Plantes. Mais supposez que pour ne pas blesser les hauts personnages qui lui font des cadeaux, il se croie obligé de garder chez lui ces présents à quatre pattes ? Voyez-vous d'ici les lions du Négus et la panthère du roi de Cambodge pensionnaires du palais présidentiel et compagnons du général Brugère ?

C'est ça qui jetterait un froid sur les gardens-partys de Mme Carnot !

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