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Causerie

Nous vivons décidément en un temps bien paradoxal. Il ne se passe guère de jour sans qu'on vienne placer le coeur à droite, c'est-à-dire ruiner quelque opinion reçue, ou nous mettre en garde contre des coutumes pratiquées et reconnues comme bonnes depuis l'origine des temps.

Tout récemment encore, un journal médical de Londres, The Lancelot, émettait avec toutes sortes d'arguments scientifiques à l'appui une théorie étrangement subversive. Il prétend, qu'il y a danger pour la santé, quand le mari et la femme goûtent le repos conjugal dans le même lit. Voilà qui va révolutionner bien des ménages. M. et Mme Denis ne pourront donc plus, sans péril, échanger leurs vieux souvenirs sur le même oreiller ?

The Lancelot affirme, pour soutenir sa thèse, qu'il se produit entre époux, partageant la même couche, des échanges de fluide extrêmement débilitants. Ne souriez, pas Madame, il ne s'agit pas de ceux auxquels vous songez, peut-être! Le fluide en question est immatériel et nerveux. Il passe du corps de celui qui en a le plus dans le corps de celui qui en a le moins, de manière à rétablir entre les concubins un équilibre parfait. De sorte que le mariage ne serait pas seulement comme l'a dit un célibataire mauvais plaisant un échange de mauvais traitements pendant le jour et de mauvaises odeurs pendant la nuit, mais aussi un échange d'électricité.

Comme il est très rare que les deux époux soient égaux en fluide, il y en a presque toujours un qui en passe à l'autre, et cette transmission continue le conduit peu à peu à l'épuisement. Voilà pourquoi notre fille est muette, autrement dit pourquoi le lit commun est d'un séjour si périlleux pour la santé. Donc l'hygiène commande aux gens mariés de faire chambre à part. Et maintenant, si vous ne le croyez pas, allez-y voir, ou plutôt adressez-vous à The Lancelot pour plus amples renseignements. Mais comme cela donne raison au refrain que Mily- Meyer chantait si drôlement dans Joséphine vendue par ses Sœurs :

Ousqu'y a de l'hygiène y a pas de plaisir !

Tous les ans, au moment de la discussion du budget des Beaux-Arts, il se rencontre un bon député rural pour réclamer la suppression de la subvention de l'Opéra, et pour s'indigner que l'argent des contribuables soit consacré à entretenir des chanteuses légères et un corps de ballet.

L'année dernière, c'était M. Michou, député de Bar-sur-Seine, qui avait tonné contre l'Académie nationale de musique et. de danse. Cette année, ç'a été M. Gousset, député de Boussac. Mais M. Gousset y a mis des formes. Il n'a pas, comme M. Michou, parlé de la sueur immorale des ballerines. Il s'est contenté de dire qu'il ne comprenait pas pourquoi on avait, un ballet et de demander le remplacement des danseurs par des « conducteurs d'omnibus ». Enfin, il a insisté sur cet argument que Boussac n'ayant pas de danseuses, il était injuste que Paris en eût.

Son petit discours s'est terminé par une demande de réduction de la subvention, à laquelle le ministre a résisté en posant la question de cabinet. De sorte que si la majorité s'était décidée pour l'élu de Boussac, le ministère eût donné sa démission à propos de danseuses. Voilà qui est singulièrement flatteur pour Mlles Mauri et Subra et pour ces demoiselles du premier quadrille !

Heureusement, M. Bourgeois l'a emporté et l'amendement Gousset a été recoussé, pardon, repoussé. La Chambre pouvait-elle donner raison à Boussac contre Paris, et conçoit-on Paris sans Opéra ? Pourquoi pas sans musées ! Mais je regrette qu'elle n'ait pas adopté la proposition Vilfeu, portant allocation d'une somme de 50,000 fr. pour les grands théâtres lyriques de province. Cela était juste et conforme aux vrais intérêts de l'art. Il parait que des raisons budgétaires ne permettaient pas de le faire pour cette année. On nous ajourne au prochain budget. Pourvu qu'il n'en soit pas de cette promesse comme de celle du barbier: « Ici, l'on rasera gratis demain ! »

En attendant qu'une, subvention de l'Etat vienne s'ajouter à celle de la Ville, ou la diminuer d'autant, notre Grand-Théâtre fait de très bonne besogne. M. Poucet a eu la main heureuse en engageant M. et Mme Escalaïs. Il fallait des artistes de ce mérite pour donner un regain de jeunesse et de succès au répertoire. Mais allez un peu entendre le couple Escalaïs : je vous réponds que vous ne regretterez pas votre argent. Le mari chante et phrase avec autant de douceur que le plus habile ténor léger et les ut dièze jaillissent de sa voix splendide aussi brillants que ceux de Tamberlick. Quant à Mme Lureau-Escalaïs, son talent est fait de délicatesse, de style et de goût. Elle a trouvé le moyen d'enthousiasmer le public pour le rôle de Mathilde de Guillaume Tell, ce qui est bien le comble de l'art.

J'aime beaucoup aussi Mlle Janssen et M. Delly. Outre son énorme succès de Lohengrin, Mlle Janssen a grandement réussi dans Marguerite de Faust. Sa voix de velours, sa grâce un peu triste, ses naïvetés même dans le jeu et la tenue, donnent au personnage une saveur originale et poétique. M. Delly, superbe cavalier, chanteur séduisant à l'organe souple et chaleureux, chante avec elle d'une façon adorable l'acte du jardin. Je ne crois pas qu'il soit possible d'entendre ce deux beaux jeunes gens, dans ce troublant poème de la jeunesse et de l'amour, sans en être délicieusement ému et charmé...

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