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Causerie

C'est, depuis quelque temps, dans les faits divers des journaux, une longue et lugubre succession de suicides par amour. Ce pauvre M. Boulanger a ouvert la série en se tuant sur la tombe de l'aimée, comme le fait au cinquième acte des mélos tout premier rôle qui se respecte. D'autres l'ont imité, avec une mise en scène différente sans doute, mais le revolver, le réchaud ou le poison n'en ont pas moins été l'épilogue de leurs folies amoureuses.

Chose singulière et triste, qui en dit long sur le détraquement moral de notre temps, beaucoup de ces désespérés du sentiment sont des vieillards. Ceux qui se tuaient jadis, pour des peines de coeur, les Werther et les Edgard étaient jeunes et beaux. Le suicide était pour eux une « solution élégante » comme disent les mathématiciens. Leur grâce, leur séduisante jeunesse, les détresses sentimentales qui traversaient leur passion, tout cela rendait leur mort infiniment touchante et toutes les âmes de vingt ans pleuraient ces parfaits amants.

Aujourd'hui nous avons changé tout cela. Ce ne sont plus les Valères qui ne sauraient vivre sans les Isabelles, mais bien les Arnolphes et les Gérontes. En notre fin de siècle, l'amoureux romantique est presque toujours un barbon au crâne respectable, au visage ravagé, à la santé décrépite. Au lieu de penser à donner mesure au fossoyeur, il se voit accompagnant chez le couturier à la mode son adolescente fiancée ou sa jeune maîtresse. Mais ce Roméo sexagénaire a beau s'épuiser en grâces surannées et en tendresses séniles : on le trahit, on l'abandonne. Agnès finit toujours par épouser

Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.

Et celui-ci se tue pour ne pas survivre à cette irréparable déception. C’est ainsi que vient de mourir M. Emile Accolas, après avoir absorbé un mortel breuvage d'amour dont il a forcé la dose, sans doute pour avoir au moins l'illusion atroce et suprême d'un dernier spasme.

Eh! bien il faut avoir le courage de le dire, ce n'est pas là une belle mort. Ce suicide à la cantharide me répugne plus qu'il me touche. Je sais bien — et ce n'est pas là un des maux le moins douloureux dont souffre l'humanité — que le coeur n'a pas toujours des rides en même temps que le visage. Si « l'énergie des instincts puissants », s'est évanouie, l'ardeur angoissante des passions subsiste parfois. Et c'est quelque chose de lamentablement pénible que le combat des désirs impuissants dans un vieux corps animé par un jeune coeur. Mais qu'y faire? Il faut savoir lutter et cacher sa souffrance. L'homme d'honneur se doit à lui-même de mourir décemment. N'est-ce point une triste conclusion pour une vie même éminemment respectable, que de finir empoisonné par un philtre aphrodisiaque, comme un disciple de l'Arétin?

Malgré les tardives splendeurs d'un automne plus doux que l'été, les théâtres lyonnais font de leur mieux pour attirer le public. Aux Célestins, c'est un vertigineux défilé de drames, de comédies et de vaudevilles qui ne vivent guère que l'espace d'une soirée. La chute des feuilles influerait-elle sur la chute des pièces?

Heureusement que M. Dalbert a toujours la chance de rencontrer, au moins une fois par campagne, une oeuvre dont le long succès fait oublier tous les fours antérieurement subis. Il lui suffit d'une Porteuse de Pain ou d'un Régiment pour désarmer le public et remplir sa caisse. Remarquons en passant que ce sont des pièces tirées des feuilletons du Progrès qui lui valent ces fructueux triomphes. Avec le Médecin des Folles, qu'il prépare en ce moment, il aura sans doute la même veine. Car beaucoup des deux cent mille lecteurs, qui ont suivi le roman si dramatique de M. de Montépin, voudront voir revivre sur les planches les personnages dont ils ont lu les aventures avec tant d'intérêt.

Bellecour s'ingénie à rajeunir l'opérette. A cette caricature assez plate — et si démodée! — qui s'appelle le Petit Faust a succédé le chef-d'oeuvre de Lecocq. Mais elle a paru vieillie, elle aussi, cette bonne Madame Angot, malgré les beaux décors dans lesquels elle promène ses ariettes, malgré les ajustements somptueux dont on l'a attifée...

Au Grand-Théâtre, on pelote en attendant partie, c'est-à-dire qu'on y joue l'ancien répertoire pour avoir le temps de monter avec soin le nouveau. On fera bien de laisser pieusement dormir, dès qu'on le pourra, tous ces opéras qui n'étaient déjà plus jeunes il y a trente ans. Mes contemporains me semblent furieusement blasés sur les charmes de la Favorite, surtout depuis qu'ils ont entendu la musique de Wagner. Lohengrin a ruiné définitivement l'antique répertoire. Les opéras qui ont bercé notre enfance paraissent insipides et vides à côté de ces puissantes harmonies qui vous emportent comme une mer, au milieu de caressantes ondulations ou d'héroïques fracas.

Rien, dans l'humanité, pas même dans le domaine du beau, n'échappe complètement à la loi éternelle de l'évolution. Laissons donc les vieux maîtres à leur gloire déjà historique, et, même quand il s'agit d'oeuvres musicales, soyons avant tout de notre temps.

Je ne saurais résister au plaisir de vous mettre sous les yeux une phrase cueillie tout récemment par votre serviteur, à la fin d'une nouvelle d'un auteur contemporain : Rien n'est beau comme une épée portée de la main gauche, lorsque la droite est restée sur le champ de bataille!

Henry Monnier et Flaubert n'ont jamais rien imaginé d'aussi complet!

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