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Causerie

C’est apparemment la visite de la flotte française à Portsmouth qui vient d'inspirer à la reine d'Angleterre l'abolition de quelques-unes des charges singulières et surannées qui subsistent encore dans sa Maison. Nos vaisseaux auront apporté dans leurs voiles un peu de ce vent de réformes qui souffle chez nous avec tant d'intensité.

Quoi qu'il en soit, sa très gracieuse Majesté Victoria s'est décidée à supprimer la charge de Grand-Maître des faucons de la Cour, dont le titulaire émargeait vingt-cinq mille francs par an. Depuis deux siècles on n'avait pas chassé au faucon dans les forêts de la Couronne ! La reine a supprimé aussi le poste de gardien du fort de Vilsboroug. Cette fonction était occupée par un marquis richement rétribué, encore qu'il ne gardât plus rien du tout, le fort étant rasé depuis cent dix ans. Enfin on parle aussi de la suppression du « ratier de la reine », autre grand seigneur grassement doté, qui serait remplacé avantageusement par un ou plusieurs chats.

Ces charges, si bizarres qu'on pourrait les prendre pour des charges de fumistes, n'existent plus chez nous depuis la Révolution. Mais nos pères ont connu, eux aussi, les fonctionnaires tintamarresques qui s'appelaient : le capitaine des levrettes de la Chambre, le capitaine du vol des oiseaux du Cabinet; les gardes du gobelet; les hâleurs, chargés de veiller à ce que les mets de la table royale fussent servis chauds ; les inspecteurs de fagots, pour la cuisine ; les potagers ; les verduriers ; le boulanger de la meute, le cravatier ordinaire, « l'apothicaire du corps » qui n'administrait ses clystères qu'aux entrailles royales, tandis .que « l'apothicaire du commun » devait soulager tes intestins de toutes la cour.

Il y avait encore le timbalier des plaisirs du roi, l'opérateur du roi pour la pierre au petit appareil, l'avertisseur pour l'heure de la messe du roi, enfin, un fonctionnaire spécial était « chargé de présenter la Gazette au roi, à la reine et à la famille royale. » En voilà un qui devait être fatigué, le soir, une fois sa journée faite !

Tout ce monde-là ligure dans l’Almanach de la Cour dressé par d'Hozier. La plupart appartenaient aux plus illustres familles de France, ceux qui n'étaient pas gentilshommes le devenaient par le seul fait de leur présence au service du roi. L'apothicaire lui-même, était ennobli par les lavements servis à son auguste client, — ce qui prouve qu'à côté de la noblesse d'épée fleurissait la noblesse de garde-robe...

Il ne reste plus, aujourd'hui, de ces offices du bon vieux temps, que le souvenir. On peut citer encore des sinécures. N'a-t-on pas vu, jusqu'en 1886, figurer au budget les cireurs du parquet du château de Saint-Cloud, — parquet entièrement détruit depuis la guerre ! On n'a pas oublié non plus le ministre intransigeant, — tous les mêmes ces farouches! — qui nommait, il y a quelques années, un directeur, un sous-directeur et plusieurs bibliothécaires, à une bibliothèque n'ayant jamais existé. Mais ces abus, assez rares en somme, ne sont rien à côté des charges grotesques de jadis, comme le Capitaine des levrettes de la Chambre, ou les Avertisseurs de la messe du roi...

Certes,ce n'est pas nous qui regretterons cette tradition. Mais il en est d'autres qui s'en vont et qu'on ne, saurait trop déplorer. Pour peu que les choses continuent du même train, nous n'aurons bientôt plus d'étés. On dirait vraiment que notre globe se refroidit peu à peu et que le soleil n'a plus assez de rayons pour le réchauffer. Sans doute un jour viendra où la terre sera ce qu'est aujourd'hui la lune : une planète inhabitable et glacée.

Je sais bien que d'ici là il coulera pas mal d'eaux sous les ponts. N'empêche qu'il ne soit absolument désagréable d'avoir des étés qui ressemblent à s'y méprendre aux tins d'automnes. Ah ! le séjour à la campagne avec la pluie, la boue et les bruines ! Voilà qui donne des états d'âme à la Schopenhauer !

Les citadins retenus à la ville par leurs affaires envient ceux qui sont en ce moment aux bains de mer ou dans les villes d'eaux. En vérité, ils sont bien ingrats, d'est un purgatoire par ce temps de giboulées, que le séjour dans les stations thermales. Un des plus spirituels écrivains de la presse parisienne disait récemment que la meilleure « plage » c'est encore la « plage » de la Concorde. Pour nous autres Lyonnais, la meilleure plage, c'est la plage des Terreaux. Je vous assure que cet à peu près est rigoureusement exact. Passer vingt et un jours claquemuré dans une chambre d'hôtel, tandis qu'une pluie froide et triste tombe sans s'arrêter, cela vous fait regretter même le quartier Grêlée !

Les seules distractions des prisonniers actuellement condamnés à la peine afflictive de la ville d'eaux consistent à lire Alexandre Dumas et à faire un bezigue ou un whist. Ceux qui aiment les émotions violentes et coûteuses, s'adonnent au baccarat. J'ai entendu l'autre jour, à la salle de jeu, un mot charmant d'un de nos grands confrères parisiens, aussi connu par son beau talent que par sa laideur. Il tenait la banque avec une veine inépuisable, lorsqu'un ponte, impatienté par cette longue série d'abatages, dit à mi-voix : « C'est tout de même dur de se faire décaver par un singe ! » Le banquier entendit, regarda le monsieur en face et toute la table crut qu'il allait pleuvoir des giffles. Mais notre confrère, empochant le tas d'or et de billets, se leva tranquillement et dit avec un fin sourire : « Et, maintenant, je retourne au Jardin des Plantes ! »

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