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Causerie

Les Félibres continuent vers l’Extrême- Midi, par ces âpres chaleurs du mois d'août, leur voyage d'amoureux du soleil.

Tout le long du Rhône, depuis Lyon jusqu'aux Martigues, en passant par Tarascon, Beaucaire et Arles, les poètes de la Langue d'Oc ont été accueillis partout par des fêtes pittoresques comme celles de la Tarasque - frémissez mânes de Tartarin ! - par des chansons en dialecte provençal, et aussi par ces farandoles énormes qui enlèvent toute une population dans l'ivresse enragée du mouvement.

II y a eu encore pour les pèlerins de cette caravane littéraire, des plaisirs d'une noble et pénétrante saveur, quand Mistral le poêle magnanime, le chantre épique des idylles provençales portait ses toasts harmonieux, ou quand il entonnait le chant de la Coupe en levant le hanap symbolique, qui est pour les Félibres comme le « Graal » de leurs poétiques mystères.

A Lyon, les Félibres n'ont pas été reçus avec le cérémonial consacré pour leurs fêtes. Je ne sais si ces usages antiques, forcément un peu troubadours, puisqu'ils remontent au temps des chanteurs errants et des cours d'amour, auraient cadré avec l'esprit sérieux et pratique des Lyonnais. Il faut, pour ces solennités si franchement méridionales, la magie du soleil de Provence, le doux parler, les moeurs poétiques et allègres des races du Midi.

Les Lyonnais ont reçu Félibres et Cigaliers avec cordialité mais sans farandoles. La fête a été sagement et honorablement ordonnée, aussi bien sous les ombrages du Vernay que dans les salons de l'Hôtel de Ville : il n'y manquait qu'une pointe d'enthousiasme. Hélas! Lyon n'est pas et ne sera jamais Tarascon !

Il nous faut remercier les Félibres pour l'idée pieuse et touchante, qui leur a été inspirée par M. Paul Mariéton, d'inaugurer, en passant chez nous, un buste de Soulary.

Notre poète commence à prendre sa vraie place dans l'admiration de tous ceux qui aiment les beaux vers. Depuis qu'il est mort, sa renommée ne fait que grandir, et son nom commence à entrer dans la gloire définitive - lui qui ne connut durant sa vie que la notoriété modeste, la « gloriette » comme il le disait finement et tristement, en faisant allusion à celte rue des Gloriettes qui fut sa demeure à la Croix-Rousse.

C'est qu'il existe, ou effet, un Soulary inconnu, autrement grandiose et impressionnant que le frêle, ciseleur de « Rêves ambitieux ». Tel ou tel sonnet des Rimes ironiques, par exemple, a la profondeur de pensée, la poignante ironie et la puissance d'expression des plus belles pièces de Baudelaire.

En voulez-vous un exemple? Lisez les quatorze vers qui suivent :

Où fuir pour éviter les flèches acéréesQue décoche à ses fils la droite du Très-Fort ?Il n'est ni bouclier, ni caverne, ni fortQui puisse en garantir nos poitrines navrées!C'est pour te faire aimer, Père, que lu nous crées ;Et, sans dire pourquoi, tu nous frappes d'abord!Droit de vie, on te hait! On te craint, droit de mort!Encore faut-il chanter tes louanges sacrées!Le jour où, par-devant ton tribunal puissant,Comparaîtront les rois souillés de notre sang,Que vas-tu reprocher à ces héros funestes? « Ah! Seigneur, diront-ils, calmez votre courroux;Le Dieu des désespoirs, des combats et des pestes,Aurait mauvaise grâce à se plaindre de nous ! »

Le fier écrivain qui a écrit ce sonnet audacieux et magistral, et tant d'autres de même allure, est mieux qu'un flûtiste ou qu'un artisan délicat de poésies légères : c'est un vrai et grand poète !

Nous avons eu, nous aussi, notre petite manifestation franco-russe. L'orchestre de M. Luigini a joué mardi soir, à Bellecour, l'hymne national russe, au milieu des applaudissements d'une foule compacte et enthousiastes. Après quoi on a réclamé et entendu la Marseillaise, avec non moins d'ivresse, et chacun s'en est allé coucher en murmurant la devise de Michel Strogoff : « Pour Dieu! pour le Tzar! pour la Patrie! »

La russomanie tourne décidément à l'obsession. Demandez au grand duc Alexis s'il trouve agréable d'être poursuivi par les braillards de la Ligue des Patriotes, par les fanfares et les comités de fête qui veulent le recevoir malgré lui en grand tralala ?

D??jà les restaurants ne vous offrent plus que du caviar; les concierges vous appellent « barine » et les garçons de café « petit père ». Tout cela, en somme, est assez inoffensif. Mais si les manifestations bruyantes allaient croître en intensité et en tapage ; si nous refaisions du boulangisme à propos de l'alliance russe, je ne sais pas si cela avancerait nos affaires.

Un peu de mesure, de grâce! Ne soyons pas trop fébriles... j'allais dire trop félibres. Pardon, ô Capoulié!

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