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Causerie

Elle n'est pas gaie, cette semaine, l'actualité ! Je ne sais rien de plus navrant que ces effroyables catastrophes, qui surgissent comme celles de Moenchenstein et de Saint-Mandé, à la fin d'une journée de fête. Il faut avoir vu les gares de la banlieue parisienne, par un beau dimanche soir d'été, pour se faire une idée du coup de théâtre horrible qui a transformé en scène de massacre ce retour joyeux d'une foule grisée de soleil, de grand air et de plaisirs bruyants.

Les compte rendus sont pleins de détails qui donnent le frisson. Un malheureux père a vu sa femme et ses cinq enfants broyés sous ses yeux. Pour reconnaître le corps de sa fille au milieu des cadavres, rendus méconnaissables par l'écrasement et l'incendie, un autre a dû aller chercher le petit chien de la victime : et la pauvre bête s'en fût lécher avec des gémissements les restes de sa maîtresse ! Un étudiant en médecine a été trouvé mort les deux jambes broyées ; à côté de lui, le corps inanimé de son amie. C'étaient deux amoureux, revenant de fourrager dans les prairies et dans les blés. La jeune femme tenait encore serré contre son sein un bouquet de marguerites et de coquelicots. Hélas! les marguerites teintes de son sang étaient devenues plus rouges que les coquelicots. Pauvre Musette ! quel triste épilogue et combien imprévu, pour cette journée d'amoureuse promenade à travers les champs fleuris...

Il est utile que la presse insiste sur tous les drames enfantés par cette monstrueuse hécatombe, car cette fois, au moins, il faut que les imaginations en restent profondément frappées. On oublie si vite, en notre temps de vie fiévreuse et personnelle ! Il importe qu'on ne songe point à l'accident de Saint-Mandé, uniquement pour se féliciter de n'en avoir pas été victime. L'opinion publique est vivement émue. Que cette émotion ne demeure pas platonique et qu'elle devienne agissante. Tant pis pour les Compagnies et pour leurs actionnaires, s'il en résulte quelque dommage, pécuniaire pour leurs intérêts ; la vie des voyageurs est encore plus à ménager que les revenus de ces heureux capitalistes.

La machine du train 116 D avait à peine achevé son oeuvre de mort, que celle de M. Deibler accomplissait, place de la Roquette, son oeuvre de justice.

Georges Doré, dit Titi, et Adolphe-Eugène Berland, dit la Redingue, ont successivement gravi les marches de l’ « abbaye de Monte-à-Regret », tandis qu'à l'horizon se levait un soleil ensanglanté comme la nuit tragique qui venait de finir.

Il paraît que M. Deibler et son instrument de précision ont fonctionné cette fois à la satisfaction générale. Seuls, Doré et Berland pourraient n'être pas de cet avis. Quant aux habitués du théâtre de la Roquette, ils ont été unanimes à déclarer que M. Deibler s'est surpassé et qu'il a réussi son « doublé » en grand artiste.

Peu s'en est fallu, d'ailleurs, qu'il n'ait eu à faire coup triple. Tout le monde, s'attendait à l'exécution de la veuve Berland et j'avoue ne pas comprendre l'acte de clémence dont elle a bénéficié.

La « Berland » avait organisé chez elle un véritable lycée du crime. Son taudis d'Asnières était une sorte d'institution où de hideux voyous recevaient des leçons de vol et d'assassinat. C'est elle qui dirigeait les opérations de la bande ; elle qui a présidé le conseil à la suite: duquel la mort de la pauvre madame Dessaignes a été décidée ; elle qui a félicité les assassins en leur disant ces mots sinistres : « Bien travaillé les enfants! Pour vous récompenser, je vous emmène tous au théâtre d'Asnières! » Et on gracie cette atroce mégère, plus coupable, certes, que les brutes inconscientes dont elle armait le bras !

Je sais bien qu'il est répugnant de guillotiner une femme, mais ce rebut de l'humanité n'est pas une femme. Voyez-vous cet être immonde se réclamant du fameux vers de M. Legouvé :

Tombe aux pieds de ce sexe auquel tu dois ta mère !

Non, non, la pitié n'était point de mise avec la Berland. Et lorsqu'on voit les forces mystérieuses qui constituent le hasard, lorsqu'on voit cet insatiable Moloch, que certains nomment providence, frapper aveuglément des victimes innocentes comme celles de Saint-Mandé, tandis qu'un monstre comme la Berland est gracié - on est en droit de se demander si la justice, humaine ou divine, n'est pas une amère mystification.

Nous avons eu samedi, aux Célestins, la dernière journée des concours du Conservatoire, et l'impression unanime a été que plus ça va plus c'est la même chose, c'est-à-dire plus c'est mauvais. A part une exception, deux au plus, tous les élèves qui ont déclamé ou chanté devant nous seraient bien inspirés en consacrant leur belle jeunesse à d'autres études.

Il est inconcevable qu'on ne leur dise pas, ou qu'ils ne veuillent point comprendre, que tout le monde ne peut pas faire du théâtre. On ne devient pas comédien ou artiste lyrique comme on se fait cordonnier ou marchand de vins. Il faut un ensemble rare et précieux de qualités naturelles sans lesquelles rien n'est possible. Hélas, que deviendront ces jeunes gens et ces jeunes filles qui rêvent de jouer Perdican ou Ophélie devant les foules enthousiastes, alors que la nature les a prédestinés aux labeurs de l'épicerie ou aux soins du pot-au-feu !

Le Jury devrait être impitoyable pour les fausses vocations et se montrer généreux pour les élèves qui ont vraiment une nature de théâtre. Or, il fait généralement le contraire. Pourquoi, d'ailleurs, demander des arrêts intelligents à un aréopage aussi bizarrement composé ? A Paris, au moins, le Concours du Conservatoire est jugé par des hommes compétents. On s'incline avec déférence devant le vote de Claretie ou de Ludovic Halévy. Mais à Lyon, à part le très habile directeur du Grand-Théâtre et deux autres membres du jury, il n'en va pas tout à fait de même. J'en demande pardon à M. Javot, voire même à M. Bessières, mais ces nobles édiles me semblent peu qualifiés pour apprécier un concours de déclamation ou de musique. Ne sutor ultra crepidam ! Traduction libre: Laissons les charpentiers aux charpentes et les vieux pédants aux jeunes collégiens.

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