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Causerie

Cette fois nous pouvons en croire l’almanach : le règne Caniculaire de Thermidor est venu enfin, avec l'ardent soleil qui engage les femmes à se vêtir de toilette claires, couleur du temps, des fruits ou des fleurs. Voici l'heure de fuir le pavé des villes, Fût-il même en bois, pour chercher aux champs la quiétude et les ombrages. C'est alors qu'il est doux, en s'imprégnant de fraîcheur sous les vieux arbres, de penser aux forçats enchaînés aux labeurs urbains, et de redire les vers du poète :

Il brille le sauvage EtéLa poitrine pleine de Roses.Roi superbe, il plane irritéDans des splendeurs d'apothéoses!

Ces splendeurs-là sont parfois bien pénibles pour les malheureux journalistes obligés de pondre leur copie par trente degrés à l'ombre. Je vous assure qu'il fait une douce chaleur place de la Charité. On se croirait eu pleine Provence. A tel point qu'un vol de cigales, venu je ne sais comment de je ne sais où, s'est abattu depuis quelques jours sur les acacias rachitiques qui bordent le trottoir devant le Progrès. On les entend, par intervalles, chanter un coeur strident et joyeux, comme si elles étaient vraiment au pays de Mireille.

Je soupçonne M. Paul Mariéton, l'aimable chancelier des Félibres et des Cigaliers, d'avoir mobilisé cet escadron volant. Il est venu, l'autre jour, nous parler félibrige, et tout de suite on a entendu dans les arbres l'orchestre dus insectes si chers aux poètes du Midi. Comment s'étonner, maintenant, que les Félibres et les Cigaliers se préparent à donner des fêtes à Lyon, puisque nous y avons des cigales?

La poudre a parlé bien souvent chez nous depuis huit jours : Après les pétards et les fusées du 14 juillet, les quatre cent mille cartouches du Concours de tir! Avez-vous été au Stand, le matin, par une de ces belles journées que nous avons eues cette semaine? C'était une promenade exquise, même pour les profanes qui ne connaissent que par ouï-dire le Lebel et le Kropatscheck. En vingt-cinq minutes le Decauville vous transportait du pont Morand à la Doua, d'une allure paisible, très commode pour goûter le paysage : c'était charmant d'être ainsi voituré à l'ombre des platanes, le long du Rhône, dont les eaux grises coulaient en un glissement silencieux et rapide, et de voir défiler dans une auréole de lumière la Croix-Rousse étageant ses maisons et ses jardins; le Parc verdoyant et profond; les coteaux de Saint-Clair et de Miribel aux ondulations si harmonieuses: et enfin le Grand-Camp, illuminé de soleil avec ses pavillons de tir empanachés de drapeaux frissonnants.

C'est dans le stand de l’armée territoriale Dirigé avec tant de bonnes grâce et de compétence par le colonel Polonus, Que le spectacle était le plus curieux et le plus animé. A certaines heures les soixante-quinze cibles pour l’arme de guerre étaient occupées en même temps. Au bout de quelques minutes, passées au milieu de cette fusillade ininterrompue et crépitante, dans cette odeur de poudre emplissant le grand hall, les spectateurs les moins entraînés au tir éprouvaient eux aussi le besoin de faire le coup de feu. Mais à ceux là, le balai signalant les balles perdues, répondait plus souvent que l’apparition du petit drapeau indicateur des « mouches ».

On cite des prouesses vraiment extraordinaires accomplies pendant le concours. Un M. David, d'Heyrieux et un caporal du 6è de ligne ont fait mouche neuf fois de suite avec le fusil de guerre ! Quand on songe que le but ainsi criblé à trois cents mètres offre tout juste les dimensions d'une tête humaine, on voit d'ici avec quelle facilité de pareils gaillards vous logeraient une balle entre les deux yeux d'un Prussien!

On m'a montré aussi une jeune femme — marseillaise ou italienne je crois — qui jouait du Lebel tout aussi facilement que vous maniez, Madame, votre aiguille à tapisserie. Elle avait même une façon tout à fait audacieuse et jolie de se camper pour jeter le coup de fusil et sa balle presque toujours frappait en pleine cible.

Si nous avons en France les femmes qui tirent, les Américains ont les femmes qui votent. Deux états de l'Union, le Missouri et le Kansas, ont en effet accordé au beau sexe tous les droits politiques. Les nouveaux électeurs n'ont pas perdu leur temps et les succès électoraux des jolies femmes de là-bas ne se comptent déjà plus.

Mais on a fait une curieuse remarque à propos des scrutins auxquelles elles ont pris part. La loi leur faisant une obligation d'indiquer leur âge, on a constaté que 90 % avaient vingt et un ans, et que les autres 10 % flottaient entre soixante-quinze et. cent ans.

Singulier pays où les neuf dixièmes des femmes sont jeunes et où elles passent tout à coup de vingt et un à soixante-quinze printemps sans connaître le cap douloureux de la quarantaine !

La vieille Europe ne voit pas ces prodiges- là : on y a hélas! tous les ans douze mois... comme disent les paysans.

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