Causerie
Assurément ce n'était pas un imbécile ni un homme vulgaire que ce pauvre ermite de Notre-Dame-de-Grâce, dont le Progrès Illustré reproduit aujourd'hui la fin trafique. L'ancien Fr. Jacques Brunel avait, en réalité, trouvé pour ses vieux jours une assez bonne retraite. Depuis de longues années il vivait tranquille en ce coin du Forez. Les paysans de la région éprouvaient à son endroit une sorte de déférence superstitieuse, qu'il entretenait adroitement et soigneusement. En voyant ce grand vieillard d'aspect un peu macabre, vêtu d'un costume étrange qui tenait du bohème et du moine, souriant d'un sourire sarcastique comme celui de Voltaire, entouré le plus souvent d'accessoires funèbres comme une croix de cimetière ou une tête de mort, ils songeaient malgré eux aux sorciers dont parlent les légendes. Et pour éviter ses maléfices on le comblait de cadeaux en nature. Les poulardes les plus grasses, le lait le plus pur, les oeufs les plus frais étaient pour ce pauvre homme.
Il avait, derrière la hutte misérable où les touristes ne pouvaient le voir sans s'apitoyer et lui faire l'aumône, une riante maisonnette entourée d'arbres fruitiers et de rosiers grimpants. Le soir, une fois sa journée faite, il rentrait dans cet asile champêtre, pour y compter l'argent recueilli qui allait grossir un trésor déjà respectable, ou bien pour lire quelque livre aimé, car cet anachorète avait aussi sa bibliothèque, et enfin pour y dormir un calme sommeil. Il menait donc là-haut, dans cette paix et dans ce plein air, une vie aimable et douce, insoucieux des luttes pour l'existence dans lesquelles s'épuisent ses contemporains. On eût dit vraiment un philosophe antique !
Il vivrait encore, ce Diogène de la doctrine chrétienne, sans le trésor de pièces blanches et de gros sous qui a tenté la convoitise de l'anarchiste Ravachol. Ce qui prouve que sa philosophie n'était point parfaite. Quavait-il besoin d'amasser tant d'argent? Et puis, un ermite a-t-il le droit d'être capitaliste? Son meurtrier ne l'a pas pensé : Aussi a-t-il étouffé l'anachorète et le magot.
Je sais bien que nous vivons en un temps paradoxal. En somme, le frère Brunel n'a fait qu'imiter ses confrères en mendicité. La plupart dos mendiants d'aujourd'hui sont propriétaires ou rentiers, et la Cour des Miracles a ses Rothschild tout comme la Bourse. Le moindre aveugle un peu achalandé possède pignon sur rue, et le cul-de-jatte qui stationne en un bon endroit a de l'argent placé chez son notaire.
Un écrivain de talent, qui s'est occupé beaucoup de ceux qu'on appelait jadis « les francs-mitous », a démontré récemment qu'il était facile, on exploitant la charité publique, de se faire un traitement supérieur à celui des députés. Il s'est lui-même déguisé en mendiant, et en moins de deux heures il a recueilli cinquante-trois sous, bien qu'il se fût fait une tête atroce, dont la hideur éloignait les passants.
A Lyon, tout le monde a connu l'histoire de ce sympathique estropié qui avait établi son petit commerce dans la rue de l'Hôtel-de-Ville. Au bout de trente ans d'exercice, il donnait cent mille francs de dot à sa fille, malgré de sérieuses pertes au krach. Il a cédé sa charge presqu'aussi cher qu'une étude d'avoué, et il vit aujourd'hui à la campagne, comme un bourgeois enrichi dans les huiles, la charcuterie ou le notariat.
Ces exemples ne sont pas rares. Les pères de famille ont donc bien tort de faire de gros sacrifices pécuniaires et de surmener leurs enfants pour les pousser dans les carrières libérales. Le métier d'ermite ou de mendiant vaut cent fois mieux. C'est moins pénible, plus productif et moins trompeur. D'ailleurs, la corporation va s'épurer et s'organiser. On parle déjà de plusieurs syndicats professionnels en voie de formation. Et ceux-là, au moins, pourront relever les tarifs, mais ils ne feront jamais grève !
La science fait aujourd'hui bien des merveilles et découvre des choses bien curieuses.
Nos savants lyonnais ne sont pas des derniers à fournir leur contingent de découvertes. On connaît M. Raphaël Dubois, le savant professeur de la Faculté des sciences, et ses ingénieux travaux. L'éminent physiologiste recherche avec passion, dans l'étude des infiniments petits, le secret des grands problèmes. Scrupuleusement, il étudie la vie jusque dans ses manifestations les plus rudimentaires et les plus cachées.
Chemin faisant, il fait parfois d'amusantes trouvailles C'est ainsi qu'on observant les microbes lumineux, il en a cultivé qui s'acclimatent fort bien sur les lapins. On peut voir, en son laboratoire, plusieurs exemplaires de ces intéressants rongeurs illuminés comme des lucioles. Ne pourrait-on pas inoculer à tous les lapins ce microbe phosphorescent et révélateur? Ce serait rendre un service inestimable à la classe des demi-mondaines, dont toutes les revendications sociales se résument comme on sait, en une seule : « Mort aux lapins ! » Quelle joie dans ce milieu hospitalier, mais souvent frustré de ses légitimes espérances, si l'on voyait enfin les lapins « éclairer! »