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Causerie

Ce n'est pas un vent de fronde qui souffle cet été, mais plutôt un vent de grève. Tous les corps d'état y passent les uns après les autres. Paris vient d'avoir successivement la grève des cochers d'omnibus, des garçons de café, des boulangers, des coiffeurs et même celle des garçons épiciers. Ces derniers ont une façon originale de présenter leur unique revendication, qui porte sur l'heure à laquelle ils doivent réintégrer le soir le domicile patronal. « Nous ne sommes pas, disent-ils, des garçons épiciers, comme on a coutume de nous appeler par un étrange abus de langage. Nous sommes des étudiants en épicerie. Or, nos confrères, les étudiants en médecine et en droit, ayant la liberté de rentrer la nuit à l'heure qui leur fait plaisir, ou même de ne pas rentrer du tout, nous sommes extrêmement raisonnables en sollicitant des patrons une modeste mais permanente permission de minuit »

Il est clair que les maîtres épiciers ne sauraient résister à une demande formulée en termes aussi galants. Au fond ces notables négociants doivent en être très flattés ; car si leurs garçons sont étudiants en épicerie, eux-mêmes auront droit au titre de docteur, ce qui rehaussera singulièrement le prestige de l'épicerie française. A ce compte, l'Université de France serait dotée bientôt d'une faculté nouvelle : la Faculté de l'Epicerie. On a compris déjà qu'elle aurait pour recteur désigné d'avance M. Potin, qui jouirait rapidement d'une popularité de bon aloi, due autant à sa haute valeur ès sciences épicières qu'à son nom si sympathique et significatif...

Si Lyon ne souffre pas du chômage des étudiants en épicerie, d'autres grèves n'y fleurissent pas moins, tout à fait à l'instar de Paris . A peine les conducteurs de tramways ont-ils repris le fouet et les rênes, que les ouvriers coiffeurs et un certain nombre de garçons de café ont déposé qui le peigne, qui le tablier.

Les premiers ont même esquissé une petite manifestation, rue des Archers, devant la boutique d'un patron récalcitrant. Vu l'heure avancée, la police en a coffré quelques-uns pour tapage nocturne. Mais elle a eu le bon esprit de les relâcher au bout d'une heure, non sans leur avoir lavé la tête, ce qui n 'a pas dû être désagréable à ces braves gens, obligés si souvent de frictionner celle de leurs concitoyens.

Quant aux garçons de café, ils demandent, non sans raison, de ne pas être contraints à payer le patron, pour qu'il daigne leur permettre de travailler à son profit. Ils réclament aussi le droit de porter la moustache, comme le commun des Français. J'estime, pour ma part, que la faculté de conserver entre le nez et la lèvre supérieure des poils plus ou moins soyeux, étant de droit naturel, les cafetiers feraient preuve du plus injustifiable despotisme en interdisant cet insigne viril, à leurs employés. D'autant plus que rien n'empêche les garçons moustachus de crier : « Boum, voilà ! », ou de servir « un bock à l'as », tout aussi élégamment que s'ils étaient rasés…

Je sais bien que si nos modernes garçons de café, ressemblaient à ces soudards dont parle le vieux poète Ronsard :

Qui la moustache en la lasse lavaient,
les consommateurs pourraient en concevoir de justes appréhensions. Rien ne doit être plus fâcheux que de voir son mazagran ou son mêlé-cass ainsi transformé en plat à barbe, par les poils d'autrui. Mais ces usages grossiers étant morts avec le bon vieux temps, notre fin de siècle doit généreusement restituer aux garçons de café la moustache qui leur ira si bien. Si des patrons impitoyables persistaient à la leur refuser, la grève pourrait alors devenir sérieuse et les limonadiers courraient grand risque de tomber eux-mêmes dans la limonade...

Une personne absolument digne de foi m'a raconté qu'on avait vu dimanche matin, à l'église de l’Hôtel-Dieu, Mlle Réjane, la spirituelle interprète de Ma Cousine, faisant pieusement ses dévotions. Ne trouvez- vous pas que cela est adorable ? Mon Dieu, ce n'est pas que les acteurs n'aient point le droit d'aller à la messe. Ces préjugés ne sont plus de notre temps. L'art dramatique et la dévotion font aujourd'hui assez bon ménage. Beaucoup de comédiens sont— comme les époux Rosimond du Député Leveau, sociétaires-z’-à part entière du Théâtre Français — des gens sérieux autant que des notaires, et doués de toutes les respectabilités. Je sais même un comique marqué qui est marguillier de sa paroisse.

Mais le cas de la charmante Riquette, du théâtre des Folies-Amoureuses, n'en est pas moins tout à fait piquant. Mimer, entre neuf heures et minuit, « le piston d'Hortense » sur les planches des Célestins; lever la jambe à hauteur de l'oeil, d'après les pures traditions de la Goulue, de la Môme-Fromage et de Nini-Patte-en-l'Air, en montrant des dessous discrets mais suggestifs, — et venir, à huit heures du matin, déposer l'expression do sa ferveur aux pieds des saints autels, le contraste n'est certes point banal. Baron-Champcourtier dirait en grasseyant : « C'est bien Parisien ! » Et M. Meilhac, l'auteur de Ma Cousine, prendrait assurément un plaisir extrême au récit de ce trait de moeurs , si par hasard il lui était conté.

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