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Causerie

Les faits-divers présentent quelquefois d'étranges joyeusetés. On en trouve dont les détails sont tellement extraordinaires et burlesques, qu'on pourrait les croire fabriqués de toutes pièces par le plus fantaisiste des conteurs. Il est bien certain, par exemple, que Xanrof, Mae-Nab ou Alphonse Allais ne sauraient imaginer quelque chose de plus « chatnoiresque » que le pillage de cette pharmacie du quartier Bréda, raconté la semaine passée par les journaux.

Cette officine était gardée pendant la nuit par un garçon apothicaire, dont les bonnes fortunes ne se comptaient plus parmi les jeunes personnes à moeurs faciles qui sillonnent le soir les rues avoisinantes. Ce don Juan de la droguerie voulant un jour récompenser ces Elvires du bitume de leurs faveurs gratuitement prodiguées, en introduisit une demi-douzaine, passé minuit, dans la pharmacie confiée à sa garde.

Alors ce fut dans le sanctuaire d'Hyppocrate. à la lueur féerique des bocaux jaunes et bleus illuminés pour la circonstance, une orgie formidable et cocasse. Excitées par des libations copieuses de vin de quinquina au malaga et de vulnéraire suisse, les aimables invitées en vinrent à absorber indistinctement toutes les drogues qui leur tombaient sous la main. L'enquête de police a démontré que ces soupeuses frénétiques n'avaient pas respecté les sirops médicamenteux et les limonades purgatives. L'une d'elles aurait même englouti une huile de pilules à l'ipécacuanha, croyant mander des bonbons anglais... Seule, l'huile de foie de morue a été épargnée, sans doute à cause des souvenirs professionnels qu'éveillait dans l'esprit de ces dames le nom du précieux mais nauséabond spécifique...

Les choses d'actualité sont moins gaies à Lyon, Il ne se passe guère de jours sans qu'on annonce un ou deux suicides : une vraie série de découragés qui s'arrangent de façon à s'expédier eux-mêmes en dehors de cette vallée de larmes, Baudelaire disait qu'en certaines circonstances « le suicide était l'action la plus raisonnable de la vie ». Il faut croire que cette doctrine a rencontré de nombreux adeptes parmi les Lyonnais. Mais ce qu'il y a de plus triste, c'est que cette dangereuse manie sévit aussi chez les gamins. On a bien raison d'affirmer qu'il n'y a plus d'enfants, puisque les jeunes âmes elles-mêmes tombent dans le spleen et la désespérance, qui font que l'on se noie ou que l'on se pend, et cela pour un bobo, pour un pensum, quelquefois même pour rien du tout ! Evidemment il y a là un sombre mystère qui ne peut guère s'expliquer que par des raisons tirées de l'atavisme, et comme toujours le grand coupable c'est l'alcoolisme héréditaire. Le même Baudelaire, que je citais tout à l'heure, disait encore « qu'il n'y a pas de plus grande maladie que l'alcool ». Cet axiome-là vaut peut-être mieux que son opinion sur le suicide.

Mais l'événement de la semaine a étè la grève des tramways. Dimanche matin à l'aube, par ce clair soleil qui fait si belles les choses de la campagne, les Lyonnais en humeur de promenade se sont aperçus avec stupeur que pas un tramway, pas un cars-riperl ne roulait. On a bien maugréé un peu ; mais au fond le public n'en a pas voulu aux grévistes. Ce sont de braves gens qui travaillent à l'excès pour gagner une maigre journée. Ils demandent un peu plus de salaire et un peu moins de labeur. Rien de plus légitime.

A Paris, où la grève des tramways et omnibus s'est terminée à l'avantage des employés, ces derniers ont trouvé un généreux appui en la personne d'un riche américain, M. Gordon-Rennett, plus connu parmi ses amis de plaisir sous le nom de Cordon-Sonnett. On sait que cet original Yankee a organisé un service public de mails-coachs de Paris à Saint-Germain. Il se considère donc un peu comme un cocher, et c’est en qualité de confrère qu'il a envoyé 20,000 francs aux automédons des tramways et omnibus parisiens. Ici, nous avons aussi dans la haute société dite de Bellecour des gentlemens millionnaires qui consacre le meilleur de leur existence « à conduire à quatre ». Parions que pas un de ces cochers du grand monde n'imitera la bienveillante initiative de M. Cordon-Sonnell !

Les Parisiens se plaignent vivement d'un arrêté pris récemment par M. Lozé, pour interdire l'accès du bois de Boulogne aux chiens qui ne sont pas tenus en laisse. Cette décision préfectorale a causé une profonde indignation parmi les propriétaires de caniches, de griffons ou de roquets, et le préfet de police s'entend appeler couramment « Lozé le canicide ».

Cependant la mesure qui le fait si fortement conspuer n'est pas sans précédents. Les choses ne se passaient pas autrement sous l'Empire. Mérimée raconte même, à ce propos, dans ses lettres à Panizzi, une anecdote bien amusante. Une familière de la Cour des Tuileries, Mme de Montebello, était propriétaire d'une superbe chienne. Napoléon III ayant lui-même un très beau chien de la même race, on fiança les deux animaux pour en obtenir des rejetons de pur sang. Or, quelques temps après l'accomplissement de ce mariage canin, Mme de Montebello s'en fut promener au bois de Boulogne en compagnie de l'épousée, mais sans avoir la précaution de la tenir en laisse. Un gardien de la paix aperçoit la délinquante, l'appréhende au collier et déclare à sa maîtresse éplorée qu'il va la mettre en fourrière. Mme de Montebello eut alors une inspiration de génie : « De grâce, Monsieur, dit-elle, à l'urbain, ne lui faites pas de mal: c'est la femme du chien de l'Empereur! » Et le représentant du préfet de s'incliner respectueusement en levant son képi...

A Lyon, où les toutous sont sous le coup des mêmes mesures de police, Mme de Montebello pourrait faire école. Quand le demi-frère à quatre pattes d'un de nos compatriotes sera surpris par un gardien du parc de la Tête-d'Or, en flagrant délit de rupture de laisse, peut-être son maître fera-t-il bien de s'écrier : « n 'y touchez pas ! c'est le mari de la chienne de M. Gailleton ! » Je donne l'expédient pour ce qu'il vaut. On peut toujours essayer, ne serait- ce que pour voir la tête du fonctionnaire municipal à cette déclaration inattendue.

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