CAUSERIE
On vient de faire le recensement des survivants de la grande armée. Il reste encore vingt-deux de ces glorieux débris ; il en restait quarante-sept au 1er janvier. Dans peu de temps il n'en restera plus du tout.
Quelques-uns d'entre eux ont vu Napoléon Ier.
On ne peut se défendre d'une profonde surprise en présence de ces grands vieillards qui, après avoir affronté tant de fois la mort sur les champs de bataille, après avoir supporté des fatigues et des maux sans nombre parviennent, en belle santé, à un âge que n'atteignent guère les hommes qui se dorlottent et ne manquent de rien.
L'ancien voltigeur Jacques Sabatier, né à Vernoux (Ardèche) a fait, sous le premier Napoléon, les campagnes d'Italie, de Prusse, de Russie; il reçut en Pologne une balle dans la tête ; il fut fait prisonnier. Il connut toutes les privations, toutes les souffrances que comportent les grands revers militaires et même la gloire aussi. Et il vit toujours en parfaite santé, attendant gaillardement sa centième année, qu'il accomplira dans quelques mois. C'était là ce qu'on appelle des hommes bâtis à chaux et à sable!
Les vieux soldats ont une façon bien particulière de raconter les événements militaires auxquels ils ont assisté. J'ai eu l'occasion de causer avec un brave invalide, un ancien sergent qui eut une jambe emportée par un éclat de bombe au siège de Sébastopol, et ce qu'il me dit de cette campagne ne peut vraiment pas ajouter grand'chose à la tournure, des documents historiques. Il me déclara tout d'abord que les Russes qui défendaient la place étaient des lapins, et que c'était un plaisir de se donner « un coup de torchon » avec eux. Il émettait cet avis d'un ton d'estime singulière.
Je n'ai jamais compris pourquoi les soldats considèrent comme un titre de bravoure héroïque une assimilation avec le lapin, qui se recommande à l'attention surtout par sa timidité et la promptitude qu'il met à disparaître au moindre indice de danger !
- Si je me souviens du zèle de Sébastopol ! s'écria mon vieux brave avec un sourire de fierté ; comme si c'était d'hier!... Figurez-vous de la boue jusque-là, tenez... Vous entendez bien ? Jusque-là . . . Et puis, qu'il ne fallait ni bouger ni fumer la nuit, dans les tranchées. On y gelait, censément. Ce n'est pas pour dire, mais on y gelait! C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Et les Russes qui tiraient ! Ah ! coquin de bonsoir! Ils en faisaient une vie... Ils tiraient, je crois bien, encore plus la nuit que le jour, ces enragés-là! On aurait dit la fin du monde... Je vous dis, c'étaient des lapins... Ah ! par exemple, deux fois le cale par jour, et souvent double ration de vin. Les Anglais, rien que la viande ! Canrobert avait un caban : « Ça sera dur, qu'il disait, mais nous l'aurons tout de même. » Alors, Pélissier est arrivé de Paris, et il a dit : « C'est pas tout ça, il faut entrer dans Malakoff quand le diable en prendrait les armes ! » On prit d'abord le Petit-Redon... Le Petit-Redon, qu'en appelait... puis Malakoff; puis tout le reste avec, et les Russes s'en allèrent plus loin ; mais c'est égal, vous savez, c'étaient des lapins. Ah ! la prise de Sébastopol ! J e vous dis, comme si c'était d'hier !... En usez-vous?...
Et le brave vétéran me tendait sa tabatière. J'étais fixé sur la prise de Sébastopol.
Tandis que les criquets ravagent une partie des récoltes en Algérie, les hannetons se repaissent de nos plus tendres verdures. Les hannetons peuvent être considérés comme les sauterelles de l'Occident! En Suisse, par exemple, ils font parfois de tels ravages, que le gouvernement est obligé d'intervenir. Dans le canton de Zurich, il existe une loi qui oblige les propriétaires à fournir deux litres de hannetons, sous peine d'amende, dans les années où ces coléoptères sont le plus abondants. C'est le gouvernement qui se charge de fixer cela. Il dit aux propriétaires : « Cette fois, les hannetons pullulent ; allez-y chacun de vos deux litres ! »
Et chaque propriétaire en apporte deux litres, bonne mesure, comme pour les marrons, dont ces fâcheuses bêtes ont du reste la couleur. Toute la famille s'y met ; on secoue les arbres et les buissons ; on soudoie au besoin des gamins sans ouvrage, et plutôt que de ne pas répondre à l'appel de l'autorité tutélaire, on ferait venir des hannetons de l'étranger pour combler la mesure.
Cette année, nous pourrions en exporter des quantités importantes, surtout si le protectionnisme voulait bien ne pas les frapper à la sortie, d'un droit prohibitif !
On ne paraît prendre chez nous aucune mesure sérieuse de répression contre les excès du funeste insecte dont le préfet Romieu fut le plus célèbre persécuteur, quand il administrait le département de la Dordogne. L'appel aux armes de Romieu contre les hannetons périgourdins est resté légendaire.
Mais, en somme, il avait raison de prêcher la guerre sainte contre les coléoptères dévastateurs auxquels Mérimée a consacré, en un moment de bonne humeur, ce quatrain trop optimiste :
Les hannetons, fils du printemps, Qui se nourrissent de verdure, Font les délices des enfants Et l'ornement de la nature !
Tout le monde connaissait ce quatrain, mais peu de personnes en connaissaient le véritable auteur. Il a été révélé d'une façon péremptoire dans une vente d'autographes à l'hôtel Drouot de Paris. Ces quatre vers signés de Prosper Mérimée, ont été vendus vingt-deux francs. En présence des ravages de cette année, on peut dire qu'ils insultent à nos malheurs !