Sommaire :

Causerie

Sans parler de la semaine des quatre jeudis, il y a des semaines vraiment extraordinaires !

La huitaine qui vient de s'écouler a vu toutes sortes d'événements grands et petits se produisant avec une profusion qui frise la magnificence.

Elle a vu la culbute de notre sympathique ami M. Crispi, dont l'exécution exemplaire n'a précédé que de peu de jours celle de Michel Eyraud.

Elle a vu fonctionner le suffrage universel en Espagne et le pronunciamiento en Portugal ; sans compter la Belgique où les miliciens surexcités ont mené grand bruit.

Elle a vu mourir Chaplin, Bradlaugh, Rosine Bloch , l'amiral Conrad, Meissonier , Elie Berthet .

Elle a vu la Chambre se passionner pour et contre un méchant mélodrame de M. Sardou.

Elle a vu la joie bien légitime des Lyonnais devant la mesure législative destinée à sauvegarder les intérêts de leur principale et glorieuse industrie.

Elle a vu quelque chose de plus surprenant encore que tout cela. Elle a vu le tramway de Bron fonctionnant, par moment, avec régularité et quittant le point terminus à l'heure réglementaire !...

Elle a vu enfin bon nombre de nos concitoyens prenant des arrhes sur les joies grasses du carnaval (ne pas lire oies grasses) et festoyant avec une ardeur pleine de promesses pour la semaine où nous allons entrer.

La mort de Meissonier ne pouvait manquer de produire une impression profonde. Bien qu'il approchât de sa quatre vingtième année, l'illustre maître lyonnais peignait encore et sa main n'avait rien perdu de sa merveilleuse fermeté. Il laisse à sa veuve et à son fils une fortune très réduite, mais il leur lègue en même temps, tout un prodigieux ensemble d'études peintes, de croquis, de notes sommaires, dont la vente ne pourra manquer de produire des sommes considérables. Il serait superflu de rappeler la conscience bien connue avec laquelle le grand peintre a préparé ses tableaux. Leur préparation lui coûtait autant de soins et d'efforts que leur exécution même. On trouvera, sans doute, dans son atelier, une série de trente-cinq ou quarante études représentant un petit bras de soldat énergiquement dressé vers le ciel et brandissant un sabre. Toutes ces études rappellent la recherche du mouvement juste à donner au bras du petit officier de cavalerie qui, dans le tableau de Friedland, défile devant Napoléon Ier à la tête de son escadron lancé aux galop.

Meissonier a toujours visé la perfection ; il l'a parfois atteinte comme par exemple dans la Rixe, ce chef-d'oeuvre accompli où la colère et l'effort furieux des deux combattants sont exprimés avec tant de puissance dans un cadre grand comme les deux mains.

Meissonier recommençait infatigablement son travail jusqu'à ce qu'il n'y trouvât absolument plus rien à reprendre. Dans sa seconde jeunesse, il s'était lié avec un banquier mondain qui affectait de s'intéresser aux arts, mais qui n'y entendait rien. Un jour, ce Crésus va chez Meissonier qu'il trouve en train de peindre un intérieur dans lequel un homme assis lisait devant une cheminée. Le financier semblait fort intrigué et désireux de poser une question délicate.

Tout à coup il se décida :

Mon cher monsieur Meissonier, fit-il, il y a, dans votre travail, quelque chose que je ne parviens pas à m'expliquer ? Voyons ? de quoi s'agit-il ? Eh bien, je suis venu vous voir il y a plus de quinze jours ; vous étiez déjà occupé à peindre cette petite cheminée. Je suis revenu la semaine dernière ; vous y travailliez encore, et voici qu'aujourd'hui vous y travaillez toujours !

Meissonier continuait à peindre en riant silencieusement dans son énorme barbe de fleuve.

Il ne faut pas que cela vous étonne, dit-il sans détourner la tête ; cette cheminée me donne beaucoup de mal... parce qu'elle fume!...

Le pauvre Elie Berthet vient de mourir, lui, pour la deuxième fois ! A la fin de novembre de l'année dernière, on publia la nouvelle de sa mort.. Sur quoi, le conseil municipal de Limoges, sa ville natale, s'empressa de décider que le nom du célèbre romancier défunt serait donné à une des rues de la ville.

L'auteur du "Réfractaire", des "Chauffeurs" et des "Catacombes de Paris" écrivit à ses compatriotes pour les remercier de l'intention, mais pour établir qu'il était encore de ce monde et qu'il ne songeait même pas à le quitter.

Il n'avait, hélas! obtenu qu'un sursis de trois mois.

Elie Berthet connut, dès ses débuts, les enivrements du succès. La publication du Colporteur, du "Roi du Pelvoux", de La Croix de l'affût, du Fils de l'Usurier lui avait valu assez brusquement une certaine célébrité. A la fin du règne de Louis-Philippe, il comptait parmi les romanciers les plus populaires. Un de ses admirateurs de Brest vint l'inviter à visiter le grand port militaire. Il lui assura qu'on se disposait à lui faire un grand accueil ; qu'on organiserait des réunions, un banquet. Berthet, enchanté, se laissa persuader sans peine et on quitta Paris en chaise de poste.

Comme les voyageurs arrivaient aux portes de Brest, on tira le canon d'alarme pour signaler l'évasion d'un forçat. Elie Berthet, convaincu qu'on tirait une salve en son honneur, rougit de plaisir, et serrant vigoureusement les mains de son compagnon de voyage, il s'écria avec émotion, du ton de la modestie effarouchée :

Le canon !... Oh ! c'est trop ; c'est trop !...
droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour