Causerie
On vous a parlé déjà de la bagarre provoquée au Théâtre-Français par la deuxième représentation du Thermidor, de M. Victorien Sardou. Le sifflet, fort oublié, y a fait une rentrée éclatante. Il y a longtemps qu'on ne l'avait entendu à la Comédie-Française. M. Coquelin aîné en a été... frappé plus que personne, car il a reçu un sifflet sur la tête, ce qui est tout à fait révoltant. Les Parisiens attachent une grande importance à leur soirée houleuse, mais cette émeute théâtrale n'a été qu'un jeu auprès de celles qui éclatèrent à Lyon à diverses reprises, et particulièrement quand Raphaël Félix voulut supprimer les débuts. Voilà ce qu'on pouvait appeler des protestations à grand orchestre ! Le canon faillit s'en mêler... Certes, les pièces et les acteurs ne sont pas toujours bons, mais le public n'est pas toujours commode. Les meilleurs comédiens eux-mêmes ne sont pas à l'abri des horions, surtout quand la passion politique se met de la partie.
Dans cette même salle du Théâtre-Français, sous la Restauration, Mademoiselle Mars, qui était une artiste bonapartiste (on disait alors huonapartiste) étant entrée en scène avec un bouquet de violettes à la ceinture, fut huée avec fureur; on lui jeta des petits bancs et des lorgnettes. Les spectateurs se battirent comme des forcenés ; l'un d'eux eut une oreille coupée !... On n'y allait pas de main morte en ce temps-là. Parmi les siffleurs les plus acharnés, figurait un jeune officier de lanciers, qui s'appelait... je vous le donne en mille! Qui s'appelait : Cousin-Montauban. C'est parfaitement le même qui devait être ministre de la guerre sous l'Empire ! Il avait exécuté, comme on le voit, un assez beau mouvement tournant.
L'action de siffler une femme échappe à toute qualification. Parmi les inconscients qui se livrent parfois à ce passe-temps, on n'en trouverait point, sans doute, pour assassiner une comédienne. Et cependant, un coup de sifflet est, en certains cas, aussi cruel qu'un coup de stylet. On peut en mourir. C'est ce qui arriva en 1876, à une jeune artiste du Grand-Théâtre de Marseille. Plus récemment, à Caen, une pauvre fille sifflée au théâtre, perdit la tête et s'empoisonna. Une autre encore mourut, il y a quatre ou cinq ans, à Anvers, des suites d'une pareille mésaventure. Les foules deviennent aisément barbares ; au gré du moindre incident la férocité domine tout à coup dans les forces obscures qui les mènent.
Les spectateurs toulousains sont particulièrement chatouilleux Ils passent de l'enthousiasme à la fureur avec la plus extrême facilité. Je me rappelle les scènes inénarrables auxquelles donna lieu le début d'un ténor nommé Tapiau, qui avait une belle voix, mais qui chantait faux avec le plus rare esprit de suite. On lui lança des sous, une couronne de foin, et même une tête de mouton ! Cependant, il ne perdit pas la sienne... Il chantait Robert le Diable et il acheva son rôle sans se laisser démonter, comme si l'orage n'était pas tourné contre lui ; puis, il rentra dans les coulisses accompagné par les sifflets, et avec un geste de commisération il s'écria :
Ce pauvre Meyerbeer !!
Un ancien clairon de cavalerie, M. Le Boisne, qui a sonné la charge à Sedan, est venu jeter sa note stridente dans l'inconcevable débat soulevé par M. de Bauffremont sur la question de savoir si M. de Galliffet a, oui ou non, commandé cette charge fameuse. L'ancien clairon dit : C'est le général de Galliffet qui m'ordonna de sonner la charge.
Il est vraiment phénoménal qu'on puisse ergoter indéfiniment sur un fait qui a eu d'innombrables témoins, dont la plupart vivent encore. Comme c'est rassurant au point de vue des renseignements fournis par l'histoire ! Du reste, quand je vois la manière dont on écrit, de nos jours, l'histoire des événements auxquels nous sommes plus ou moins mêlés, comment voulez-vous que j'ajoute foi aux récits de ce qui se passait sous Pharamond le problématique ?
Il n'est pas un seul fait politique actuel qui ne soit présenté sous les aspects les plus contradictoires. L'incertitude historique résulte des passions, des opinions des divers historiens. L'histoire n'est qu'un long roman basé sur certains grands faits authentiques. La plupart des ouvrages historiques mériteraient d'être intitulés, comme la boutade de Méry : Histoire de ce qui n'est pas arrivé.
On sait que le maréchal de Mac-Mahon a cru devoir intervenir dans cet étrange conflit. Je rappellerai qu'il eut à constater par lui-même la difficulté qu'il y a souvent à faire admettre les faits les mieux établis. En 1877, M. Bonnet-Duverdier, alors président du Conseil municipal de Paris, mit en doute, dans un discours qui lui valut d'ailleurs une condamnation grave, la blessure reçue par le maréchal au début de cette même bataille de Sedan, et qui le contraignit à résigner le commandement. Un éclat d'obus lui avait profondément labouré la hanche gauche, le mettant dans l'impossibilité de remonter à cheval. Et sept ans après on s'avisait de nier la réalité de cette blessure, au nom de la vérité historique !
J'ai noté pour la fin une naïveté bien drôle, à propos des derniers grands froids. A Pontarlier, un voyageur parisien, proche parent de Joseph Prudhomme, cause avec le patron du buffet :
A Paris, dit-il, nous avons eu jusqu'à douze degrés de froid ; la Seine était prise. J'ai marché dessus, tel que vous me voyez, avec ma nièce, une grande fille à marier.
Douze degrés, Monsieur? Mais à Pontarlier nous en avons eu jusqu'à 30 !
Et le voyageur, avec un mélange d'étonnement et d'admiration :
Trente degrés !... C'est énorme pour une si petite ville!...