Causerie

Causerie Lyon, 28 avril 1896.

On vient de reprendre aux Variétés une opérette d'Hervé, celui qu'on appelait le compositeur toqué et qui fut, à n'en pas douter, un des hommes les plus cocasses des temps modernes. Comme musicien, Hervé est un artiste exquis. Mais comme librettiste, car à l'instar de Wagner il écrivait en même temps ses partitions et ses livrets, on ne vit jamais imagination aussi extravagante.

Chilpéric, l’Oeil crevé, le Hussard persécuté, le Petit Faust, sont des chefs-d'oeuvre d'incohérence déconcertante, voisins de la folie convulsive. Jamais on ne poussa plus loin le génie du coq-à-1'âne abracadabrant, et de l'inattendu dans l'absurde.

C'est surtout dans ses premières pièces, ses anciens succès des Délassements- Comiques ou des Folies-Nouvelles qu'Hervé prodigua ses plus bizarres conceptions. Quelques tirades sont demeurées célèbres malgré l'oubli où sont tombés les ouvrages dont elles furent extraites.

En voici une prise dans le tas : Je monte sur Bucéphale, mon grand cheval de bataille, qui saute par-dessus la tour du Nord et s'élance dans la campagne pour ne s'arrêter que vingt ans plus tard ; c'était l'heureux instant où Henri VIII venait d'être assassiné par Charlotte Corday, la Bourgogne était heureuse, mais neuf mois après j'étais mère... maire d'un village aux environs de Paris. On m'avait sauvé la vie, mais on m'avait ravi l'honneur. Merci Théodore !

Et cet autre échantillon, tiré du Drame en 1792. C'est le jeune premier qui parle avec une voix tremblante d'émotion C'était à l'époque de l'invention des lampes Carcel, mon père, entraîné par ce faux semblant de génuflexions, faillit en devenir victime et voici comment : il avait attaché son cheval à un arbre, l'orage survint, le pêcheur disparut et quand il revint à la nage, ma mère ! ma mère était déshonorée !

De telles trouvailles se passent de commentaire. On est seulement obligé de se prendre la tête dans les mains après les avoir lues...

À propos du Hussard persécuté, un des collaborateurs d'Hervé a raconté quelque part une discussion extraordinaire qu'il eut avec lui au sujet d'une des répliques de la pièce. Un juge interrogeait un hussard : Quels sont vos signes particuliers ? Et le cavalier répondait d'un air satisfait : J'ai une angine couenneuse... à la cuisse gauche.

Le collaborateur coupa la phrase comme invraisemblable et par trop choquante. Mais Hervé la rétablit d'autorité en lui lançant cette réplique admirable : Monsieur, Molière se permettait des libertés de ce genre. D'ailleurs, si c'est la cuisse gauche qui vous gêne, je puis vous calmer. Mon hussard aura donc son angine couenneuse à la cuisse droite !!

On le voit, c'était vraiment le compositeur toqué... Cependant, il a semé parfois des perles au milieu de ses pitreries. N'est-ce pas dans l'Oeil crevé que se trouve ce mot charmant, qu'on dirait signé Labiche ?

Il s'agit du « duc d'en face » qui tue le temps à mettre en vert le grillage de son jardin et s'écrie : Ce n'est pas très amusant de peindre. Raphaël devait bien s'ennuyer !

Dans la vie réelle Hervé apparaît d'ailleurs comme le même fumiste qu'au théâtre. Témoin l'anecdote suivante rappelée l'autre jour par un confrère, à propos de la reprise des Variétés. Hervé avait à Asnières un petit vide-bouteille où il donnait de temps à autre des fêtes plutôt folâtres. Un soir de forte chaleur, on avait dansé avec entrain ; tout le monde mourait de soif et les rafraîchissements ne venaient pas. Chacun de réclamer bruyamment au maître du logis, lequel se contentait de secouer la tête d'un air morne.

Cependant apparurent les domestiques avec un plateau soigneusement recouvert d'une serviette. Enfin! s'écrient les invités, qui se précipitent vers les boissons attendues...

Hélas! c'étaient des artichauts à l'huile!

C'est tout à fait une scène d'opérette transportée à la ville. Ce pauvre Hervé était donc bien une mine d'inépuisable gaieté. Et cependant il est mort, il y a quelques années, à Londres, misérable, vidé, pessimiste et tout à fait dément. La vie a malheureusement de ces retours noirs où l'opérette fait place au drame !