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    Causerie. Lyon, 21 avril 1893.

    Qui l'eût cru? Voici que la nature, que les végétaux, que les feuilles vertes qui déjà s'épanouissent avec le printemps, peuvent devenir une vaste pharmacopée, si nous en croyons les chimistes. A la suite de longues et savantes expériences, de très habiles gens auraient en effet découvert et rendu pratique l'absorption des médicaments par les plantes.

    Les légumes auraient une merveilleuse disposition à accueillir dans leurs tissus le fer, la chaux, l'acide phosphorique et autres spécifiques puissants mis à leur portée par un terrain préparé dans ce but. De sorte que sur la table, dans les plats accommodés par le cordon bleu, nos estomacs trouveraient, sans s'en apercevoir, la pharmacie dans la cuisine.

    On voit que M. Berthelot, l'illustre chimiste si étranger aux affaires étrangères, mais si expert aux affaires scientifiques, avait raison d'appeler notre siècle le « siècle de la chimie ».. Elle se fourre partout cette science indiscrète, jusque dans les poireaux ou les salsifis. Je la trouve même encombrante à ce propos. Serait-ce bien un progrès de ne pouvoir manger des asperges ou des petits pois, sans se demander avec angoisse si ces primeurs ne sont pas médicamenteuses ? Voilà qui jetterait un froid même pour les légumes servis chauds ! Des pommes de terre à la quinine ou des choux phosphatés me sembleraient fâcheux sur un menu.

    Il paraît cependant que cette découverte médico-culinaire a une grande importance thérapeutique. L'absorption de certains remèdes, qui s'assimilent mal, en serait rendue facile et efficace. L'épinard, par exemple, le savoureux épinard pourrait devenir un ferrugineux sans pareil. Dans les environs de Paris, des maraîchers préparent déjà une concurrence dangereuse autant qu'épinardesque aux spécialités à base de fer. Délicieuse perspective pour ceux qui aiment les épinards. Traitement facile à suivre même en voyage !

    Nous aurons aussi la salade antiseptique, cresson, laitues ou scaroles, « entraînées » antérieurement avec des arrosoirs au salol ou au phénol, qui préserveront les heureux consommateurs des maladies infectieuses de l'intestin. Ce sera charmant de faire « de l'antisepsie en salade », à l'heure confortable du rôti !

    Reste à savoir maintenant si l'expérience confirmera ces belles théories. Je conserve quelque doute sur les bienfaits de cette métempsycose : la carotte transformée en pharmacien... Rien ne prouve encore que les médicaments ne soient pas modifiés à ce point, dans le sein des légumes, qu'ils ne conservent plus aucune de leurs vertus premières. Peut-être ne reste-t-il guère, dans cette médecine en herbe, que des illusions de salicylate ou des apparences de fer.

    Mais qui sait ? Ne serait-ce pas là un grand mérite pour le nouveau traitement végétarien ? De cette façon au moins il serait inoffensif. Combien d'ordonnances n'offrent pas la certitude d'en garantir autant !

    Quoi qu'il en soit, cette intrusion de la chimie médicamenteuse dans les comestibles les plus naturels en apparence n'est qu'un tout petit pas sur une voie où l'on nous promet de redoutables, de terrifiants progrès. Savez-vous ce que rêvent les émules de M. Berthelot ? Ah ! comme nous voilà loin des pissenlits guérisseurs ! Ils affirment qu'un jour viendra, prochain peut-être, où l'énergie chimique étant obtenue économiquement, les laboratoires fabriqueront de toute pièce, par synthèse, des aliments composés de carbone, d'hydrogène, d'oxygène et d'azote. Chacun aura pour se nourrir sa petite tablette scientifique, fabriquée par des usines qui remplaceront les restaurants et les cuisines.

    Alors, il n 'y aura plus de repas, de tables, ni de menus. Plus de potages, de sauces, de ragoûts ni de rôtis. Plus de cuisinière bourgeoise ou autre. Rien que la tablette synthétique absorbée en une minute et formant aliment complet.

    Comme ce sera pratique, n'est-ce pas ! Parfaitement. Mais ce sera encore plus lugubre. Si la chimie a vraiment cet idéal, si elle se propose de sevrer l'humanité du plaisir cher à Brillat-Savarin, et si elle réussit dans cette tentative merveilleuse mais absurde, ce jour-là M. Brunetière aura cessé d'être honni pour son mot prudhommesque sur « la banqueroute de la science ! »

    Jacques Mauprat.

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