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    Causerie Lyon, 31 mars 1896.

    L'opération du recensement, à laquelle s'est soumis dimanche le peuple français, sous la surveillance de l'Administration, est évidemment, pour les chroniqueurs, un sujet de dissertation aussi copieux que le fut récemment la découverte du fameux Roentgen, dont les rayons cathodiques parviennent à photographier une croûte de pain derrière une malle.

    Déjà des flots d'encre ont coulé à propos du dénombrement et maints publicistes se sont faits les censeurs des recenseurs, qu'ils accusent d'être indiscrets, exigeants et compliqués. Il est évident, en effet, que la feuille de ménage de 1896 apparaît comme un document plutôt tatillon et désagréable à remplir.

    Tous ces petits casiers, accompagnés de renvois, ont dû embarrasser beaucoup de citoyens et de citoyennes peu accoutumés aux paperasses. J'ajoute que, dans le nombre, plusieurs questions sont au moins inutiles. Pourquoi, par exemple, demander où vous demeurez, l'adresse étant déjà sur l'enveloppe ?

    Mais le côté vraiment fâcheux du recensement n'est pas là. Rien n'est déplaisant comme de fournir sur soi-même un tas de renseignements dont les concierges font ensuite des gorges chaudes? Ainsi Madame X..., qui avoue trente ans, est obligée, sous peine d'amende, d'en confesser quarante-neuf sur sa feuille de ménage. Et Mademoiselle Emilienne de Domfront, demi-mondaine au nom euphonique, doit reconnaître par écrit qu'elle s'appelle en réalité Ugénie Frochard. Dures nécessités, mesdames ! Et puis, les questions d'état civil: « Etes-vous mariée veuf ou divorcé? », outre qu'elles nécessitent parfois des aveux pénibles, en faisant éclater des secrets soigneusement cachés à la malignité publique, il arrive souvent qu'on soit fort empêché d'y répondre avec exactitude. Il existe, en effet, des célibataires qui ne le sont pas du tout, tandis qu'on sait des gens mariés aussi célibataires que possible. Ceux-là ne sauraient donc fournir au recensement que des données trompeuses. Mais la statistique s'en contente; n'est-elle pas, a dit M. Thiers, l'art de préciser ce qu'on ignore?

    Quant à la profession, j'imagine qu'elle donne lieu aussi à de nombreux maquillages. Combien de «rentiers», et surtout de « rentières », n'ont jamais eu un sou d'inscription sur le grand-livre ! Leurs rentes ont souvent d'étranges origines, et sont basées sur un fallacieux capital de monnaies de singe !

    Que dire aussi de cette interrogation inspirée sans doute par un successeur de M. Purgon : Votre logement possède-t-il un cabinet d'aisance spécialement réservé à votre usage ? Où, diable les statisticiens vont-ils fourrer leur nez? Labiche les représente comptant les veuves qui passent sur le Pont- Neuf en une année. Mais pourquoi ce dénombrement des water-closets ? A quoi bon savoir combien de Français jouissent de tinettes particulières, ou combien partagent en commun le silence du cabinet ? M. Bertillon, grand pontife de la statistique nationale, aura beau s'évertuer en de savantes explications, il ne prouvera jamais que cette matière soit louable !

    J'arrive enfin à la question la plus indiscrète de toutes, à celle qui a dû troubler l'incognito de nombreuses hospitalités plus qu'écossaises. « Avez-vous des hôtes dé passage! » Ce diable de M. Bertillon est vraiment d'un curieux! Tout à l'heure il allait... vous savez où; le voici maintenant qui se glisse presque dans les draps.

    Si chaque intéressé avait répondu franchement à cette formalité impertinente, que de vaudevilles et que d'idylles auraient été changés en drame ! La nuit du 28 au 29 mars eût été féconde en révélations conjugales, en divorces prochains, en ruptures de liaisons diverses. La feuille de ménage eût été le tableau sans doute suggestif des moeurs contemporaines, et M. Bérenger eût senti saigner, à cet aspect, son coeur de Père la Vertu…

    Mais les recensés ont été trop sensés pour répondre sincèrement sur le chapitre « hôtes de passage ». Ils se sont dit que tromper une administration aussi inquisitoriale, c'était faire oeuvre pie et chacun sans doute a dissimulé soigneusement le mystère de son alcôve.

    Dans tout ceci, il ne faut considérer que le côté gai. Car on aurait aussi le droit de s'en fâcher. Toutes ces investigations à propos du recensement sont un peu bien abusives. Nous vivons paraît-il sous un régime de liberté, et voici qu'on nous contraint à raconter sur nous-mêmes beaucoup de choses parfois gênantes qui peuvent traîner et qui traînent en des mains douteuses. Bien mieux, n'a-t-on pas prouvé que les feuilles de ménage du dernier recensement avaient été vendues aux bureaux de tabac ? Je ne crois pas qu'il soit agréable à qui que ce soit de voir ses secrets de famille servir d'enveloppe à deux sous de caporal et se promener de la sorte dans le public.

    Non. Le recensement, tel qu'il se pratique, est abusif. Il devrait se borner à des chiffres et ne pas entrer dans la voie des renseignements de police. S'il est, en effet, une liberté nécessaire, c'est bien celle de se taire sur son propre compte, quand on n'a pas envie d'en jaser...

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