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    Causerie. Lyon, 24 mars 1896.

    Sganarelle du Médecin malgré lui attribue à Aristote un chapitre des chapeaux. Il faudrait aujourd'hui en récrire un autre. La question des chapeaux au théâtre est en effet devenue un de ces sujets d'actualité qui préoccupent notre temps plus encore peut-être que l'impôt sur le revenu et autres grandes réformes.

    Il est évident que les couvre-chefs féminins sont parfois bien insupportables au théâtre. Sans doute, il y en a de charmants : empanachés ou fleuris, ils encadrent délicieusement d'aimables frimousses. Mais quand on a payé dix francs un fauteuil d'orchestre il n'en est pas moins fort désagréable de ne rien voir de ce qui passe sur la scène, parce qu'on a le malheur d'être placé derrière une dame munie d'un grand chapeau. Ou bien il faut attraper un torticolis en se penchant, ou bien il faut se résigner à se passer du spectacle pour se contenter de l'audition. Alternative également fâcheuse et contre laquelle le public a le droit de s'insurger.

    Dans plusieurs théâtres de Paris on a cru trancher le problème par une demi-mesure. C'est ainsi qu'à l'Opéra-Comique, par exemple, on a fait afficher à la location, l'avis suivant : Les dames ne seront admises aux fauteuils d'orchestre qu'avec de petits chapeaux.

    Voilà qui semble parfait à première vue. Rien que des petits chapeaux qui ne sauraient barrer l'horizon! Mais voilà... Où finit le petit chapeau et où commence le grand ? Sur ce point, les opinions peuvent varier étrangement. Ce qui paraît grand à l'un peut sembler petit à l'autre, et réciproquement.

    Cruelle énigme, insoluble difficulté... Les journaux racontent en effet, que l'autre jour, un monsieur très bien, accompagnant une jeune femme également très bien, se présentait au contrôle de l’Opéra- Comique muni de deux billets d'orchestre. Il pénétrait déjà dans la salle lorsqu'un inspecteur pria la dame de laisser son chapeau au vestiaire.

    Pardon! répliqua son compagnon, madame a un petit chapeau, elle peut donc le garder. Mais non, Monsieur, c'est un grand chapeau ! Comment! mais j'aperçois là-bas, à l'orchestre, une dame qui en a un bien plus grand. Pourquoi cette différence de traitement ? Respectez vous-même votre règlement. Je vous assure, Monsieur, que le chapeau dont vous parlez est plus petit... Jamais de la vie! Je suis ingénieur et je crois avoir le compas dans l'oeil... Allez me chercher un mètre, nous allons mesurer la toque de ma nièce et le gainsborough de l'autre dame. Monsieur n'y songe pas, c'est une plaisanterie ! Je ne plaisante pas du tout. Et plutôt que de céder, qu'on appelle le commissaire de service !

    Le conflit menaçait de tourner à l'aigre. L’inspecteur offrit le remboursement des places. L'entêté spectateur refusa, si bien qu'on finit par lui donner une bonne loge, offre avantageuse par où l'incident fut clos.

    Mais cette aventure indique clairement que la solution de l’Opéra-Comique n'en est pas une, si on ne la complète pas en créant pour les chapeaux des spectatrices un poste officiel de mesureur - rien de l'élégant ministre du commerce. Et encore il y aurait des contestations, à moins qu'un arrêté du préfet de police ne fixât aux chapeaux féminins des dimensions obligatoires. Mais voyez-vous M. Lépine en cette affaire ?

    Non. Ou il faut se résigner aux inconvénients de la liberté des chapeaux au théâtre, quel que puisse être leur diamètre interrupteur de tout rayon visuel, ou bien il y a lieu de les proscrire tout à fait de l'orchestre, ainsi que vient de le décider le maire de Bordeaux.

    Ce courageux magistrat municipal vient en effet de décider que les Bordelaises ne seraient désormais admises à l'orchestre qu'en cheveux. Quel agrément pour les spectateurs ! Non seulement ils seront débarrassés des remparts de fleurs ou de plumes leur masquant la pièce, mais en outre ils pourront contempler les torsades blondes ou brunes et les frisons mousseux.

    ... Sous sa nuque un cou blanc, délicat.Se ploie et de la neige effacerait l'éclat !

    M. le Maire de Bordeaux a dû lire André Chénier. En tout cas c'est un homme pratique. Je ne vois pas pourquoi on ne l'imiterait pas à Lyon, où les spectatrices ne sont pas moins grandement chapeautées qu'à Bordeaux ou à Paris.

    Il y a là une idée intéressante à l’approche des élections municipales. Pourquoi ne pas l'insérer dans le « mandat », comme disent les candidats en leur jargon ? Au moins, cette réforme aurait l'avantage d'être immédiatement réalisable, et certaine quant aux résultats.

    Combien y en a-t-il dont on puisse faire le même éloge, à en juger par les pompeuses promesses des programmes, toujours renouvelées et jamais tenues, qui font penser à l'enseigne du légendaire barbier chez lequel on rasait gratis demain !

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