Causerie Lyon, 15 mars 1896.
Le prince de Galles a traversé lautre jour la gare de Perrache, à destination du Midi, en même temps que la reine Victoria, son auguste mère. Voilà une souveraine qui fait attendre le trône bien longtemps à son présomptif ! Et si le prince de Galles était pressé d'hériter, il aurait eu le loisir d'éprouver quelque impatience depuis qu'il est en âge d'être roi.
Il passe au-contraire pour un bon vivant, plus désireux de mener la vie joyeuse que de convoiter âprement le rang suprême, où sa grandeur l'attacherait, fâcheusement au rivage, loin des femmes aimables et du tirage à cinq. La seule royauté qu'il exerce est celle du chic. Il est monarque de la mode, du Kant, comme on dit de l'autre côté de l'eau.
Dès qu'il exhibe un complet inédit, un bijou nouveau, une parure excentrique pour les hommes, - comme la mode du bracelet d'or au poignet qu'il lança jadis - on peut être sûr que tous les élégants du Royaume-Uni s'empressent de l'imiter. Il suffit qu'il s'adresse à un fournisseur quelconque pour que la fortune de ce dernier soit faite. Et ce n'est pas en Angleterre qu'on eût discuté dans la presse, comme on l'a fait chez nous pour le Président, les guêtres blanches arborées avec l'habit, si le prince se fût payé cette fantaisie. Tous les Brummel de Londres se seraient pâmés respectueusement devant cette innovation, si audacieuse qu'elle leur aurait paru.
La princesse de Galles, par reflet sans doute, exerce sur les manières de l'aristocratie un empire analogue. Avez-vous remarqué qu'il est de haut style depuis quelque temps, déjà, parmi les gens très bien, d'échanger une poignée de mains, un shake-hands. un peu bizarre? Le coude doit être levé à la hauteur de l'oeil et la main, tenue de bas en haut, fait un plongeon pour rencontrer la main amie et la broyer.
Cet usage parfaitement ridicule et incommode est dû à Mme la princesse de Galles, ou plutôt à un furoncle qui eut l'impudence de pousser sous sa royale aisselle. Le dit furoncle la faisait beaucoup souffrir, mais pas assez pour interrompre ses devoirs mondains et ses réceptions. Seulement, pour concilier les exigences de la politesse et les élancements de son bouton, elle avait pris l'habitude de tenir le bras haut en distribuant des poignées de mains. Et tous les bons courtisans d'en faire autant, par flatterie, comme si tous eussent été furonculeux !
Quant au prince, il fait quelquefois servir ingénieusement son autorité d'arbitre des élégances à un but politique. Il y a trois ans, il commanda un paletot de fourrures à un syndicat ouvrier. Grave événement ! Depuis ce jour, l'aristocratie anglaise se dit : Est-il donc vrai qu'il y ait réellement une question sociale ?
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Mais laissons-là ces souvenirs qui m'ont entraîné un peu loin peut-être, à l'occasion d'un événement en somme assez banal : le prince de Galles traversant la gare de Perrache en wagon-lit, nuitamment et incognito.
Mieux vaut vous conter une anecdote exquise qui me tombe sous la plume, parmi mes notes, à propos de Jules Sandeau et de ses amours avec George Sand. Après sa rupture avec l'auteur d'Indiana, Jules Sandeau partit pour l'Italie espérant oublier. Il était à peine débarqué à Turin que déjà il avait écrit une tendre lettre à son amie. Mais, le coeur a de ces contradictions ! la lettre une fois à la boite, il eût Voulu la reprendre. Il s'adresse aux agents des postes qui refusent net de la lui rendre. L'écrivain eut alors l'idée de réclamer auprès de M. de Cavour.
Le ministre, d'abord hésitant, promit à l'amoureux dépité de lui restituer, sa lettre à condition qu'il en lira lui-même les premiers et les derniers mots, tandis que le signataire de la missive les écrira en même temps devant lui.
Jules Sandeau accepte et il écrit les premiers mots qui sont : « Je vous aime ! » C'est exact, dit M. de Cavour, voyons les derniers.
Voici, répondit Sandeau assez confus
Et ces, derniers mots étaient comme les premiers : Je vous aime !
N'est-ce pas charmant et bien humain !