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Causerie. Lyon, 18 février 1890.

C'est aujourd'hui mardi-gras, c'est-à-dire le jour où Carnaval devrait battre son plein. On ne s'en douterait guère sans l'almanach. Lyon est de moins en moins carnavalesque. C'est à peine si, de toute la journée, quelques modestes chienlits se sont risqués à promener des oripeaux défraîchis parmi les passants indifférents ou gouailleurs. Quant aux orgies de chair que l'observance -du carême expliquait jadis, il n'en est même plus question. Ces mangeailles rabelaisiennes ont complètement disparu de nos moeurs.

Paris, au moins, vient de retrouver le Boeuf Gras. Sur les boulevards ,1e Carnaval a été follement gai, promenant des chars d'une superbe décoration, véritable féerie ambulante, au milieu d'une foule énorme qui oubliait, dans les larges allégresses de la rue, les soucis de l'heure présente.

Il n'y a pas longtemps que le Carnaval à Paris a reconquis sa splendeur d'autrefois, au point de, dépasser aujourd'hui celui de Nice. Comme à Lyon, il semblait bien mort. Et tout d'un coup il est redevenu vivant, magnifique, tumultueux, évoquant avec un éclat qu'il n'eurent jamais les légendaires souvenirs de la Courtille.

C'est le confetti qui fit ce miracle. C'est à ce petit rond de papier qu'est dû la restauration de Sa Majesté Carnaval. Grâce à lui, grâce aux poignées indiscrètes de neige rose, blanche ou bleue, qu'échangent les passants avec une familiarité audacieuse, la gaieté provocante des carnavals du Midi a pu régner dans les rues de Paris, où elle emporte toute une population dans son tourbillon puissant.

Il est même curieux de constater l'élan fougueux, l'accès éperdu de Paris vers ce plaisir retrouvé. On dirait qu'il y a là comme une ardente recherche d'ivresse pour y noyer les préoccupations publiques ou privées. Il semble que ce soit une diversion impérieusement nécessaire, une trêve indispensable aux tristesses du moment.

Des esprits chagrins se lamentent même sur l'enthousiasme extrême qu'excita le cortège du Boeuf Gras, ils y voient la manifestation d'une décadence analogue à celle de Rome, à l'heure où les citoyens s'adonnaient passionnément aux fêtes et aux jeux sans se préoccuper de la chose publique en péril. Le Boeuf Gras, disent ces empêcheurs de carnavaler en rond, c'est le symbole du Veau d'Or, vil .souverain des sociétés modernes auquel font cortège, des cohues hurlantes d'adorateurs corrompus...

Voilà de bien gros mots. Est-on si coupable de se distraire un peu ? Et ne faudrait- il pas avoir, dès le carnaval, figure de Carême prenant, parce que M. Ricard a eu des désagréments parlementaires ? Toutes ces admonestations sont en vérité bien prud'hommesques - et puisque Paris s'amuse à voir défiler le Boeuf Gras dans un appareil de théâtre, qu'on le laisse en paix rire un brin. Je ne regrette qu'une chose, c'est qu'à Lyon on n'ait pas su en faire autant...

Hier, cependant, nous avons eu un accident carnavalesque encore que funèbre : la fin singulière de ce pauvre diable qui trépassa au fond d'une malle. Mort à la fois grotesque et lamentable, qu'on dirait imaginée par Courteline, le joyeux écrivain de Boubouroche.

On se souvient de cet admirable vaudeville, où l'on voit un amant confortablement installé dans une large armoire, avec de la bougie et des journaux, afin de pouvoir attendre tout à l'aise le départ du seigneur et maître.

C'est grand dommage que l'hospitalière mais imprudente Elise Pyot, plus connue sous le nom de « la Grande », n'ajt point lu Courteline. Avec une installation renouvelée de Boubouroche, elle aurait épargné à feu M. Bidoil un décès, qui pour être inédit et vaudevillesque, n'en est pas moins un décès.

Il faut avouer qu'il existe des gens à guigne. Bidoil, certes, n'était pas Bidard. Car, trouver la mort dans une malle, alors qu'on va chercher le plaisir facile d'un adultère à prix réduit, voilà qui peut faire croire à l'inéluctable déveine. Ce qui n'est pas moins surprenant que cette façon de quitter la vie, c'est l'insouciance de « la Grande » laquelle, sachant que le malheureux homme était de la sorte embastillé, n'a soulevé que le lendemain matin le couverclede la malle, après avoir été au café-concert et s'être livrée à ses travaux professionnels, sans se demander si l'infortuné avait pu sortir de sa prison. Le métier, sans doute, exige qu'on soit de « coeur léger », mais il ne demande cependant pas qu'on pousse l'indifférence jusqu'à oublier les clients dans les malles.

Les journaux parlent d'une poursuite pour homicide par imprudence. Elle apparaîtra comme très justifiée, surtout aux coureurs de guilledou, à tous les Don Juan sur le retour, pour lesquels la malle de Bidoil jouera désormais le rôle de la statue du Commandeur. Et même au jour de l'audience, il est vraisemblable que le ministère public fera ressortir le haut enseignement de ce dénouement tragicomique : Prenez garde, maris infidèles, s'écriera l'éloquent magistrat, prenez garde au sort fatal de Bidoil ! Voyez ce que coûte parfois un coup de canif dans le contrat ! L'infortuné avait reçu quinze francs de sa femme pour s'offrir des plaisirs permis. Il eut l'impudence d'employer cette largesse conjugale à tromper celle dont il la tenait. Funeste cynisme! Quelques heures après, il en était réduit à se réfugier dans la malle qui devait lui servir de tombeau. J'ose le dire, par une métaphore hardie que le tribunal excusera, cette malle m'apparait comme le doigt de la Providence !

À moins toutefois, ce qui n'est pas encore éclairci complètement, qu'il y ait eu crime, auquel cas la malle de la rue Tavernier serait le pendant de la malle de Millery.

Lyon aurait-il donc le monopole des assassinés mis à malle ?

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