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    Causerie. Lyon, 7 janvier 1896.

    Parmi les désagréments insupportables que nous amène le retour du nouvel an, le redoublement de mendicité qui sévit avec fureur à cette époque néfaste n'est assurément pas un des moindres. Il est sans doute trop certain que les misères abondent, et que les pauvres diables sans feu ni lieu pullulent dans les grandes villes. Cependant la vraie misère ne suffit pas à expliquer l'extraordinaire floraison de mendigots de tout genre qui encombrent nos rues et nos places aux alentours du premier janvier. Cette année, particulièrement, Lyon a eu à subir une invasion lamentable. On eût dit une vaste Cour des Miracles.

    Comment faire pour s'en défendre, pour discerner les vrais pauvres des faux, ceux qui sont indigents par défaut de travail, ou ceux qui exploitent la charité publique pour ne rien faire, et auxquels on peut appliquer le vers fameux du défunt bohème Edouard Dubus :

    Je suis un poil dans la main de la Providence !

    Difficile problème qui préoccupe tous les braves gens. Autant il est cruel de repousser ceux qui ont vraiment besoin, autant il est d'un funeste exemple de donner aux mécréants qui vivent aux dépens d'autrui. Il faut bien dire, d'ailleurs, que la distinction est aujourd'hui plus délicate à faire que jamais. Le métier de mendiant ou de « tapeur » professionnel est de nos jours exercé avec tant de talent, par des spécialistes éminents, qu'il est devenu presque impossible de ne pas tomber dans leurs pièges. Un de nos confrères parisiens, M. Paulian, a même écrit là-dessus un livre très curieux, — l'auteur s'est fait mendiant temporaire pour être mieux documenté — que devraient lire tous ceux qui s'intéressent à ces questions.

    Je crois bien qu'à Lyon il en va de même qu'à Paris. Les professionnels de la mendicité lyonnaise ont, eux aussi, dépassé Panurge quant au nombre et à l'ingéniosité des moyens qu'ils emploient pour se procurer de l'argent, pour extraire la pièce aux bourses sensibles. Un ami me racontait l'autre jour à ce propos un fait assez typique. Un vieux monsieur à longue barbe blanche, d'aspect vénérable, vêtu de noir et parlant d'un ton doux, se présente un beau matin chez lui et lui tient ce langage : Monsieur, on m'a vanté vos vertus. Cela m'encourage à venir vous parler de l'oeuvre que j'ai entreprise et qui consiste à louer comme il convient saint Antoine de Padoue. Tous les jours, de deux heures à quatre heures, à l'église St-B..., je prie avec ferveur ce grand saint, pour les personnes qui veulent bien m'honorer de leur confiance. Mais, comme ces oraisons, dont je n'ai pas besoin de vous recommander l'efficacité, ne me laissent pas de loisir pour gagner ma vie, je fais payer un abonnement de dix francs par mois à chacun de mes clients. Vous voudrez bien reconnaître, monsieur, l'avantage de cette combinaison qui ne saurait manquer de vous agréer...

    Mon ami, qui ne coupe nullement dans ces fariboles, s'empressa de mettre à la porte cet étrange industriel. Mais il alla aux renseignements, et il sut que le bonhomme vivait largement sans rien faire, en exploitant un certain nombre de jobards au nom de saint Antoine de Padoue — qui n'a pas encore protesté contre ce genre de « tapage » inédit et compromettant.

    On voit que la mendicité revêt toutes Les formes — et les « laïques » sont tout aussi exploités que les âmes pieuses. En Allemagne, on a trouvé un excellent remède contre cette plaie sociale. Dans presque toutes les maisons, des plaques sont apposées sur les portes avec cette inscription : Affilié à telle société contre la mendicité. Cela signifie que le locataire a pris l'engagement formel de ne faire l'aumône que sous forme de bons de travail, à exécuter par la personne secourue, au siège de la société. Les vrais pauvres ne sont nullement découragés par cette plaque protectrice. Quant aux fumistes, elle leur fait l'effet d'un épouvantail. Le moyen est donc excellent, et si nous n'étions pas si routiniers en France nous l'aurions depuis longtemps importé.

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