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Causerie Lyon, 31 décembre 1893.

Il faut toujours se méfier des Tartarins du Midi, tout le monde étant plus ou moins Tartarin en ce pays des « galéjades ». Elle semble authentique pourtant, cette aventure dont s'égaient fort les journaux méridionaux, d'un arrêté un peu bien tintamarresque pris par un préfet qui, évidemment, connaissait mal la botanique.

L'ukase de ce haut fonctionnaire menace, en effet, d'impitoyables contraventions « les gens malintentionnés qui s'amusent à dépouiller de leur écorce les platanes des promenades publiques ». Or, on sait que le platane mue naturellement chaque année et qu'il n'a besoin de personne pour se déshabiller de son écorce.

Cette bévue officielle n'est pas sans précédents dans l'histoire administrative. Il y en a d'autres et non des moindres. Par exemple ce ministre de l'agriculture qui sollicita un crédit pour faire acheter « de la graine de jachère » et ce député qui, lors de la campagne de Tunisie, voulait interpeller parce que notre artillerie avait, selon lui, oublié en France les « trajectoires des canons ».

On cite aussi un autre ministre de l'agriculture qui en eût remontré à Calino lui-même. Cet homme d'Etat ingénieux, admirant dans une exposition la grosseur des grains d'un sac de mais, demandait si ce n'était pas du « blé de deux ans ». Et un autre jour il émit cette hypothèse admirable, que les chevaux hongres venaient apparemment de Hongrie ! Enfin personne n'a oublié ce grand-maître de l'Université, c'était je crois M. de Cumont, qui dans une visite au Collège de France demanda où étaient les dortoirs !

Voilà certes des gens qui connaissent leur affaire et ne déparent pas l’administration que l'Europe continue, dit-on, à nous envier. Mais ils sont parfois moins comiques, lorsqu'ils ont des négligences coupables, comme celles que l'administration militaire commet, à propos de nos expéditions militaires, en prévenant les familles, brutalement ou à faux, du décès des pauvres petits soldats morts au Tonkin ou à Madagascar. Que de coups terribles ont été causés de la sorte, sans ménagements, à des mères éplorées !

Comment ces choses peuvent-elles se produire encore, malgré les plaintes dans l'opinion, la presse et le Parlement ? Voici ce qui s'est passé à Nîmes le 24 décembre dernier. Un rapatrié de Madagascar, maréchal des logis d'artillerie, se présente, aussitôt arrivé, au médecin major de son régiment. Ce dernier consulte le registre matricule : Mais vous êtes mort mon garçon ! J'en doute, monsieur le major. Vous avez été mangé par les requins avec trois de vos camarades. Le registre, en fait foi. Monsieur le major nous sommes revenus tous les quatre ensemble.

On reconnut l'erreur. Et le sous-officier dut faire avertir sa famille qui portait déjà son deuil. Pour leurs étrennes les siens ont donc appris sa résurrection. Mais combien, au contraire, reçoivent la nouvelle de décès cruels et inattendus, par un simple avis administratif d'une odieuse brutalité !

Le mot d'étrennes, qui se trouve quelques lignes plus haut, me rappelle que cette chronique est écrite le jour de la Saint-Sylvestre. Avant peu d'heures, l'année 1895 aura vécu, emportant avec elle un peu de chacun de nous : amours et labeurs, tristesses et joies.

Il est vraisemblable que dans le bilan que nous dressons tous au fond de nous-mêmes, au moment où sonne le glas de l'an qui meurt, nous trouverons en fin de compte plus de choses tristes que de gaies. « Plus deuils que joyes ! » telle était la devise des Bauffremont. Elle pourrait être aussi celle de l'humanité.

Quoi qu'il en soit, il ne faut pas mettre trop d'amers regrets dans l'adieu à l’année expirante. Mieux vaut ne pas garder au coeur le souvenir de ses déceptions publiques ou privées. Ne regardons pas en arrière...

L'année qui vient, vierge encore et souriante comme dans une aube prometteuse, nous apparaît entourée du mystère fragile et séduisant des illusions de l'inconnu. Ayons foi dans ces rêves nouveaux et surtout qu'ils se réalisent: telle est la grâce que je souhaite aux chers lecteurs avec lesquels, depuis si longtemps déjà, je bavarde à cette place.

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