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Causerie. Lyon, 11 décembre 1895.

Tandis que nos théâtres de Lyon ont une saison assez heureuse, ceux de Paris, au contraire, sont pour la plupart très peu favorisés par le succès. Ours et fours, comme dirait Bergerat, abondent chez les directeurs parisiens, et les malheureux sont obligés, pour remplir leur salle, de répandre des essaims de billets de faveur.

À propos de ces billets, qui font la joie des amateurs de théâtre gratis, Thiron — l'ancien et si fin comédien du Théâtre- Français — aimait à raconter une anecdote assez amusante. C'était au temps de sa jeunesse, sur les planches moroses de l'Odéon, et l'on jouait le Barbier de Séville.

Le rideau se lève. Thiron-Figaro, la guitare à la main, jette un regard dans la salle avant, d'accompagner la romance qu'Almaviva va lancer vers le balcon de Rosine : Dans l'immense théâtre, glacial et désert, toutes les places paraissaient vides. Cependant, il finit pas découvrir, au fond de l'orchestre, un spectateur unique, impassible, enveloppé dans un grand pardessus.

Figaro s'avance alors jusqu'au trou du souffleur, et, après avoir dessiné un salut digne d'un grand d'Espagne, il dit au solitaire perdu dans l’immensité odéonienne : Monsieur, est-ce que vous tenez absolument à ce que nous ayons l'honneur de vous jouer le Barbier de Séville ? Moi, monsieur, répond le triste inconnu, pas le moins du monde ; je suis venu dans l’espoir qu'il ferait ici moins froid que dehors, mais, sauf le respect que je vous dois, il fait un froid de chien dans votre théâtre!.. Sans doute, reprend Thiron, de plus en plus aimable, on aura oublié d'allumer le calorifère, les gens de service sont si insouciants! Mais enfin, puisque vous ne tenez pas entièrement à voir la pièces... Mais non, je vous assure... je serais désolé que vous vous gêniez pour moi. Eh! bien, monsieur, puisque vous avez tant de bonne grâce, veuillez donc passer au contrôle, on vous remboursera le prix de votre place... Oh! monsieur, ce serait trop! Comment ? J'ai un billet de faveur !... Le seul spectateur de cette soirée mémorable avait donc franchi « à l'oeil » l'entrée du second Théâtre-Français.

Pauvre Odéon !

Mais si le théâtre d'aujourd'hui comme jadis, et peut-être plus encore, court le risque des fours noirs, au moins les directeurs sont-ils plus libres vis-à-vis de la censure. Anastasie devrait s'appeler Clémence tant elle est devenue bonne fille.

Elle eut autrefois des exigences et des scrupules extraordinaires, cette censure abhorrée. des poètes et des auteurs dramatiques. Certains de ses coups de ciseaux sont restés célèbres et la coupure suivante, entre autres, mérite tous les honneurs de la postérité la plus reculée :

Un roi de féerie disait dans je ne sais plus quelle pièce à un chambellan quelconque : Faites éloigner cette foule d'imbéciles !

La censure, obstinément, impitoyablement, coupa foule d'imbéciles…

Quel était ce mystère ? En-quoi cette expression si banale, si inoffensive pouvait- elle émouvoir la censure ?

L'auteur, naturellement, demanda des explications. Et on lui fit cette réponse monumentale: Foule d'imbéciles, cela peut s'entendre ainsi : Fould — imbécile —, ce qui serait injurieux pour son Excellence !

M. Fould était, en effet, à l'époque, ministre de la maison de l'Empereur.

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