Causerie. Lyon, 4 décembre 1895.
La plupart des journaux de Lyon ont signalé comme un véritable déni de justice, comme une manifestation réellement impudente du népotisme parisien, l'échec de notre illustre compatriote, le docteur Ollier, à la dernière élection de l'Institut.
Il est de fait que c'est là une manière de scandale dont le monde scientifique n'a pas le droit d'être fier. Dans un choix où seul le mérite des concurrents aurait dû fixer la majorité, c'est la brigue qui l'a emporté. Les intrigues salonnières, les dessous politiques, la camaraderie, et par-dessus tout ce dédain impertinent qu'ont les Parisiens pour qui ne fait pas partie d'un mandarinat de la capitale, leur méconnaissance obstinée, des gloires provinciales, ont amené l'élection de l'adversaire de M. Ollier, bien que ce dernier domine M. Lannelongue de toute là hauteur qui sépare le maître éminent de l'élève distingué.
Il s'agissait de remplacer un chirurgien, M. Verneuil. Ollier était présenté en première ligne par la section de chirurgie. Les autres sections, logiquement, devaient donc suivre cette indication, dont le grand nom de notre compatriote semblait par avance assurer le succès. Car le docteur Ollier est présentement le premier des chirurgiens français. Au congrès international de chirurgie, tenu il y a trois ans à Berlin, l'empereur Guillaume offrait un dîner de gala ; sur le menu magnifiquement illustré, étaient inscrits les noms des quatre plus grands chirurgiens de l'univers : Mackensie, de Londres; Billroth, de Vienne; Virchow, de Berlin; Ollier, de France.
Les coteries qui règnent à l'Institut ont fait peu de cas de cette maîtrise unanimement reconnue à Ollier par les savants du monde entier. Elles ont également dédaigné l'exposé des admirables travaux par où le professeur lyonnais s'est créé tant de titres à la reconnaissance des hommes. Les découvertes d'Ollier sur les os en font en effet un des bienfaiteurs de l'humanité tout simplement.
Ils se comptent par milliers ceux qui doivent la vie ou la conservation de leurs membres à l'auteur du Traité de la régénération des Os, au puissant chirurgien qui imagina, au lieu de l'amputation, le procédé opératoire des résections. Les greffes osseuses, la rénovation d'un os mort par sa partie saine n'ont pas paru aux Immortels des titres supérieurs aux influences dont dispose M. le député Lannelongue !
Il faut encore ajouter qu'Ollier est le fondateur de cette superbe école chirurgicale de Lyon, devenue aujourd'hui un des fleurons de la science française, supérieure même à celle de Paris par l'éclat, la solidité et la hardiesse pratique de l'enseignement. Elle ne lui cède que sous le rapport de la réclame...
N'importe. L'Institut avait son siège fait. Pasteur lui-même, s'il eût été citoyen de Lyon, eût été battu comme l'a été Ollier, par un Parisien quelconque. Est-ce que d'ailleurs les règlements de l'Institut de France n'exigent pas que les membres du savant aréopage habitent à Paris et n'exercent de fonctions qu'à Paris ? Il était entendu qu'Ollier, pour devenir membre de l'Institut, devait donner sa démission de professeur à la Faculté de Lyon, abandonner ses malades, ses élèves, son laboratoire, et venir habiter ce Paris en dehors duquel aucun Français n'a le droit d'avoir officiellement du talent ou du génie.
Ceci est purement admirable. L'Institut de France ne saurait donc prétendre à ce beau nom. Il devrait plutôt s'appeler l'Institut de Paris. Ce n'est pas la haute assemblée des gloires françaises, mais un syndicat de notoriétés parisiennes. En Angleterre, en Allemagne, on a la liberté de conquérir une renommée scientifique ou littéraire, même en province. En France, ce scandale est interdit par des règlements déjà séculaires. Ce qui ne nous empêche pas de mettre à la modèles discours et les projets sur la décentralisation...
Mieux vaudrait en parler un peu moins et en faire un peu plus. L'élection,de M. Lannelongue contre Ollier vient à point pour démontrer combien là prépondérance que s'arroge Paris est empreinte d'un exclusivisme détestable. Mais ce n'est là qu'un incident. Le grave, l'inquiétant, c'est qu'il en aille de même partout, et que quarante millions de Français soient à la merci de quelques milliers d'autres Français qui sont tout et peuvent tout parce qu'ils résident entre Montmartre et Montrouge.
Le lieu, sans doute, est divin à habiter. Mais je ne vois pas que cette heureuse résidence puisse suffire à conférer légitimement toutes les vertus, ni la science infuse, ni le droit d'user et d'abuser de tous les pouvoirs.