Sommaire :

Causerie Lyon, 30 octobre 1893.

Chute des feuilles, chute du ministère. Ce sont là des accidents qu'amène l'automne. Presque chaque année, à la même époque, en morne temps que la couronne de nos bois, comme disait Millevoye, s'en vont les portefeuilles. Je ne crois pas qu'il y ait corrélation entre ces deux accidents, et que l'un et l'autre se produisent simultanément, par une sorte d'affinité élective. Quoi qu'il on soit, ils vont parfois de compagnie. Et la rentrée d'octobre amène souvent la sortie des ministres...

Il est vrai que d'ordinaire ce n'est qu'une fausse sortie. Les ministres ressemblent un peu aux figurants de la Juive, Partis du côté cour, on les voit communément rentrer par le côté jardin. De sorte que la pièce a beau changer de titre, ce sont toujours les mêmes acteurs qui sont en scène. Seulement le spectacle ne peut pas ne point souffrir de ces bouleversements du programme et de l'affiche. A peine la pièce est-elle sue qu'on passe à une autre... Ce n'est pas ainsi qu'on fait du bon théâtre !

Au surplus, on est en droit de se demander si un événement aussi banal que la chute du cabinet, vaut qu'on en disserte. C'est en somme un fait-divers comme un autre, et je ne sais trop si une crise ministérielle est aujourd'hui plus intéressante pour l'opinion qu'un incendie ou un accident de chemin de fer. Quant à la comparer à un beau crime ou à un procès retentissant comme l'affaire de Nayve, ce serait faire beaucoup d'honneur à la politique...

Cependant, à propos de la disparition de M. Ribot, une question va se poser dont la solution devient de plus en plus chimérique quoique nécessaire. Je veux parler des responsabilités de l'affaire de Madagascar. Il y a eu des fautes dans la préparation qui étaient déjà imputables à un ministère défunt. Or, d'autres fautes se sont produites dans l'exécution qui ne sauraient incomber, depuis la séance du 28 octobre, qu'à un cabinet également décédé. Quel recours avoir contre tous ces morts ?

Ce sera une ombre de responsabilité s'exerçant contre des ombres de ministère. D'où l'on peut conclure que ce dialogue des ombres ne saurait donner qu'une ombre de résultat...

Comédie pour comédie, celles qu'on joue sur de vrais théâtres sont plus attrayantes pour le public. Car nous avons, cette année à Lyon, la bonne fortune, presque inespérée après les déboires des précédentes années, d'avoir sur nos deux scènes des spectacles qui valent qu'on en parle et qu'on les applaudisse...

Il se tente au Grand-Théâtre une expérience décisive. Il s'est rencontré un directeur intelligent, très artiste, ne craignant ni de mettre au jeu ni les plus grands efforts personnels. Pour la première fois, depuis de longues années, notre Opéra a ouvert la saison par une oeuvre inédite, bien montée et bien chantée, au lieu d'une médiocre reprise de quelque vieille machine surannée. Le lendemain, M. Vizentini donnait encore avec succès une partition moderne, classée parmi les plus délicates. Le surlendemain, c'était Samson et Dalila, avec une interprétation de tout premier ordre, la meilleure que nous ayons eue à Lyon, et complètement digne d'une oeuvre qui est le plus beau fleuron de l'école française. Nous savons, d'autre part, que la Jacquerie est à l'étude. Vous avez, mes enfants, disait M. Vizentini aux choeurs, la veille de la première du Cid, donné un rude coup de collier. Eh bien, je puis vous dire que ce sera toute l'année comme ça !

Voilà le programme de la nouvelle Direction. On peut être sûr qu'il sera scrupuleusement exécuté, et que l'impossible va être tenté pour ramener le public dans un théâtre élevé désormais au premier rang, par l'effort continu et compétent vers le mieux artistique. C'est à la population lyonnaise de rendre viable et fructueuse cette tentative. Si elle se dérobe, si l'assiduité de ceux qui aiment la musique ne répond pas à l'initiative hardie de M. Vizentini, je crois bien qu'il faudra renoncer à faire d'inutiles sacrifices pour avoir un opéra lyonnais....Mais je m’empresse d'ajouter que tout fait présager le succès...

Aux Célestins, l'impression n'est pas moins bonne. Les pièces qu'on y a jouées jusqu'à présent ne sont peut-être pas la fleur du répertoire qu'on prépare et que le public attend. Jusqu'à ce jour, on a plutôt, comme on disait jadis, « peloté en attendant partie ». Mais on a montré ce qu'on pouvait faire dans l'opérette, le vaudeville et le drame. MM. Peyrieux et Richemond ont formé une troupe excellente, très homogène, très experte dans le métier. Les pièces sont toujours sues, jouées dans un bon ensemble, et soigneusement mises en scène, C'est, en résumé, de l'excellent théâtre.

Nous avons été trop déçus, depuis quelques années, pour ne pas signaler avec satisfaction ces témoignages déjà significatifs d'une saison qui s'annonce comme devant inaugurer une ère nouvelle, au Grand-Théâtre comme aux Célestins.

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour