Causerie Lyon, 16 octobre 1895.
L'actualité de l'heure présente ce sont les rois. Civilisés ou sauvages, les monarques font parler d'eux. Les premiers défilent les uns après les autres en France, malgré cette gueuse de République qui a l'impudence de maintenir le trône au garde-meuble comme un vieux fauteuil hors d'usage. Attirés par le divin Paris, ou leur grandeur peut se détacher du rivage, ils s'y livrent, sous la protection du protocole, qui se voile pudiquement la face, à d'augustes mais discrètes cascades, Paris a retrouvé le passage des Princes...
Quant aux rois nègres ou jaunes, eux aussi font abondamment gémir les presses. C'est d'abord notre vieil ami Béhanzin qui est l'objet d'une polémique vraiment vaudevillesque. On sait que le fils sympathique de Glé-glé a été déporté à St-Pierre de la Martinique, où on nous le représente menant une douce existence de pacha en retraite avec ses six femmes et une rente du gouvernement français. Or voici qu'on affirme que ce Béhanzin n'est pas Béhanzin, de même qu'il est des Espagnols qui ne sont pas Espagnols. Et ce n'est pas seulement l'affirmation hasardeuse de quelque reporter en mat de canard. Toute une presse crie à la substitution de Béhanzin. On raconte que celui de la Martinique est d'un beau noir, tandis que l'authentique était simplement café au lait. Et on explique que le roublard Béhanzin, usant des procédés du roman feuilleton et de nos meilleures pièces à tiroirs, aurait remis en son lieu et place, au général Dodds, un sien cousin qui l'a remplacé dans sa captivité, tandis que lui-même occuperait encore la brousse natale.
Il est question d'envoyer une commission d'enquête à la Martinique, pour trouver le mot de cette cruelle énigme. En attendant, le bruit court dans les cercles bien informés que les auteurs de Durand et Durand sont en train de refondre leur pièce pour le Palais-Royal avec ce titre nouveau : Bêhanzin et Béhanzin...
En Corée, la monarchie nous offre non pas un sujet de comédie burlesque, mais une vraie tragédie. La reine a été assassinée et ce meurtre est mis sur le compte des machiavéliques Japonais. Comme nous voilà loin des délicieuses aquarelles caressées d'un pinceau si léger par Pierre Loti dans Madame Chrysanthème ! Ce Japon d'opéra-comique est encore une illusion qui s'en va. En réalité, les indigènes du Nippon sont les Prussiens de l'Extrême-Orient. Eux aussi veulent asseoir leur domination sur tous leurs voisins par le fer et le sang. Et la vieille Chine, chancelante et vermoulue comme une potiche millénaire, en est à se demander si elle n'appellera point les Cosaques dans le palais du Fils du Ciel pour se défendre contre ses voraces petits- cousins...
La reine Ranavolo heureusement n'a pas affaire à des conquérants aussi dangereux. Et la Tour-d'Argent de Tananarive ne verra pas le même drame que le palais de Séoul. Tout au contraire, la souveraine des Hovas peut se flatter d'avoir fait une bonne affaire en ayant été battue, et si nos classiques lui étaient familiers, elle s'écrierait sans doute : Enfin, nous avons fait faillite !
Sans parler des soucis du pouvoir dont le nouveau régime va la décharger complètement, elle y gagne tout d'abord de remplacer un époux septuagénaire débile compagnon pour une femme de vingt-neuf ans ! par un premier ministre d'âge viril. On sait en effet que chez les Hovas le président du conseil des ministres, c'est-à-dire le Ribot de l'endroit, est de par ses fonctions le mari de la reine. Or Rainilaiarivony c'est je crois son fichu nom a déjà usé trois reines qui sont mortes durant son cabinet. Cette stabilité ministérielle que toute la France envie à Madagascar devait être peu agréable à Ranavolo, si lon en croit les récits des voyageurs qui représentent les femmes madécasses comme « se livrant sans réserves à l'impétuosité de leurs sens ». On est en effet fondé à croire que Ranavolo avait des déboires avec Rainilaiarivony, lequel devait mettre d'autant plus de réserve à ses épanchements qu'il a depuis longtemps dépassé l'âge de la territoriale.
Or celui-ci devant être déporté et remplacé par un Hova du bel âge, Ranavolo se trouve avoir joué à qui perd gagne. Il est d'ailleurs vraisemblable que Sa Majesté n'est pas la seule malgache à bénir d'ores et déjà à ce point de vue la conquête française. Si vraiment ses sujettes ont l'ardeur affirmée par les géographes, que d'heureuses victimes ont dû faire les triomphantes moustaches de nos petits soldats !