Causerie

Les journaux parisiens ont annoncé récemment qu'il était question d'élever un monument à Eugène Sue, Je n'y vois, pour ma part, aucun inconvénient, encore que l'idée ait, paraît-il, soulevé des résistances. L'auteur des Mystères de Paris et du Juif-Errant a su par ses récits, amuser assez de générations pour avoir droit à son effigie sur une place publique, honneur posthume que d'autres ont obtenu qui ne le valaient pas...

Sait-on qu'Eugène Sue, avant d'écrire des feuilletons que la France, entière dévorait avidement, a été pendant les folles aimées de jeunesse où ses parents croyaient ingénument qu'il étudiait la médecine, un des plus joyeux fumistes de son temps ? Certaines de ses farces sont même demeurées célèbres, car il en a reproduit le récit dans les Mystères de Paris. C'est la série de, tribulations qu'il infligea à un portier de la rue de la Chaussée-d'Antin, qui s'appelait Pipelet, nom consacré par le roman et qui est voué désormais à l'immortalité.

Une de ses plaisanteries consistait à aller frapper d'heure en heure au vasistas dudit concierge, lequel était chauve comme une bille de billard, et de lui dire : Portier, donne-moi une mèche de tes cheveux !

Au bout d'une semaine de ce petit jeu, Pipelet dut demander grâce...

Un jour Eugène Sue, dissimulé sous une fausse barbe, se présente à la loge de sa victime ordinaire. Bonjour monsieur, lui dit-il. Bonjour, grogne Pipelet. Vous allez bien aujourd'hui ? Pas mal. Mais, qu'est-ce que. vous me voulez ? Et Madame ? Sa santé est toujours bonne ? Oui, mais... Il y a longtemps que vous l'épousâtes ? Très longtemps... Mais qu'est-ce que ça peut vous faire ? La maison se loue toujours bien ? Oui, toujours... Seulement allez-vous me dire à la fin ce que vous désirez ? Ce que je désire ? Rien du tout. II y a écrit au-dessus de votre loge : « Parlez au portier ». Eh bien, je vous parle !!

Voici venir l'automne. On rentre, on est rentré. Dans les grandes villes la vie reprend son animation. Bien que cette saison soit celle de la chute, des feuilles, elle est cependant choisie par les journaux pour faire des efforts dans le but d'étendre leur clientèle, pour « faire un lancement », comme on dit en argot du métier.

Tous n'y réussissent pas. Témoin l'anecdote suivante. Le directeur d'un journal que je ne vous nommerai point par un sentiment trop naturel de confraternité, vient de commencer une campagne sur laquelle il fonde les plus grandes espérances d'augmentation de tirage. Aussi charge-t-il un de ses collaborateurs de passer dans les kiosques pour constater le mouvement de la vente.

Le lendemain il appelle son collaborateur. Eh bien, avez-vous pensé à la petite mission de confiance dont je vous ai parlé ? Mais oui, répond l'autre... Ainsi j'ai consulté ma marchande de journaux... Très bien. Et son impression ? Oh! excellente... Depuis la campagne que vous avez entreprise avec tant de flair et de talent elle a doublé sa vente. Non ? Vrai ! Parfaitement. Auparavant elle vendait un numéro par jour; aujourd'hui elle en vend deux !

Le directeur fait une tête, mais ne dit mot.

Le lendemain, il interroge à nouveau son émissaire : Avez-vous de nouveaux renseignements sur la vente ? Certainement, mon cher directeur ; place de la République, les kiosques m'ont répondu que « ça se maintenait ». C'est-à-dire…? Et bien, ils n'en vendaient pas du tout... Ça continue !