Sommaire :

Causerie. Lyon, 1er octobre 1895.

Depuis quelque temps, à Lyon, nous ne chômons point de ces faits-divers à fracas, que les professionnels désignent, dans l'argot du métier, sous le nom de chroniques « de grand reportage ». Morts bizarres, crimes mystérieux, suicides par amour, chaque jour amène un événement nouveau, fournissant copieuse et louable matière à copie. C'est comme une manne qui vient alimenter les colonnes journalistiques, fortement altérées par ce temps de vacances.

La mort tragique du jeune Bixio est le dernier numéro de la série. Boulevardier essentiellement par ses héros, ce drame de l'amour moderne a fait plus de bruit encore sur le boulevard que dans notre bonne ville.

Les journaux de là-bas ont abondamment discuté sur un suicide où les acteurs appartiennent l'un et l'autre à ce monde composite et singulier qu'on appelle le tout-Paris, et qui s'étend de la finance à la galanterie en passant par l'aristocratie, la littérature et le cabotinage.

On peut être surpris qu'un homme de vingt-huit ans, familier de ce milieu où l’on est plutôt dans le train, ait eu l'inexplicable candeur de jouer les Werther aux pieds d'une Charlotte qui, pour être sans doute infiniment plus séduisante que celle de Goethe, n'en a évidemment pas les vertus familiales.

L'amour, a dit un écrivain humoristique, est semblable à une auberge espagnole : on n'y trouve - que ce qu'on y apporte. Or, M. Bixio a apporte dans sa charmante auberge un bagage qui n'y pouvait trouver place. Son amour impliquait un tas de choses très idéales et très romanesques, incompatibles avec le coeur d'une étoile d'opérette qui ne voit et ne peut voir dans la vie que la fantaisie d’un jour. Les amours de Carmen ne durent pas six mois. Celles de Suzette, surtout quand elle est en voyage, ne sont point faites pour durer plus longtemps. Et le malheur a voulu que le naïf amoureux ait imaginé une Dame aux Camélias sublime, une Marguerite Gauthier régénérée par le sentiment, là où il n'y avait qu'une Manon Lescaut sans le repentir, délicieuse créature de caprice et de luxe, reine d'opérette à la ville comme au théâtre, dans l'alcôve comme derrière la rampe...

Le jeune Bixio s'est donc perdu par ses propres illusions. Il était monté si haut dans son rêve ingénu, que la chute lui fut meurtrière quand il fallut en descendre. Mais c'est là justement l'excuse de celle qui le perdit. Car il serait injuste de la juger grande criminelle, comme l'ont fait certains chroniqueurs, improvisés Catons féroces pour les besoins du tirage à la ligne.

Il ne paraît pas, en effet, que Mlle Cassive ait jamais joué vis-à-vis de sa victime involontaire la comédie des grands sentiments. C'est lui tout seul qui l’a revêtue d'un mirage. Dans un bibelot Pompadour il a cherché une noble oeuvre d'art. Là où il n'y avait que des flonflons légers, il a exigé de la poésie lyrique. Une flamme de punch lui est apparue comme le feu sacré des grandes amoureuses. L'autre, hélas, n'avait rien de tout cela. Fleur frivole et pimentée des planches parisiennes, elle ne pouvait se transformer en lis des sommets mystiques...

Elle le lui dit. Il ne voulut pas la croire, s'exaltant follement dans sa vision. Et c'est alors que d'un coup de revolver il s'en fut dans l'au-delà, peut-être avec l'espoir de trouver, parmi les vraies et chastes étoiles, la même frimousse adorée — mais cette fois pourvue d'une âme...

Hier en entendant Sarah Bernhardt égrener si harmonieusement les vers divins de la tragédie racinienne, une anecdote assez grasse que lui prêtent les mauvaises langues me revenait à la mémoire, par une sorte d'obsession comique.

C'était peu de temps après son engagement à la Comédie-Française, dû à ses récents triomphes à l’Odéon. Sarah fut d'abord assez mal reçue par les bonnes petites camarades de la Maison de Molière, où la « pose » est de tradition. Madeleine Brohan surtout se montrait offusquée des façons parfois hostiles de la nouvelle venue, et aussi sans doute de son succès. Un jour, Sarah arrive au foyer, ce foyer de la Comédie qui a des allures de salon collet-monté, et s'étirant les bras, s'écrie avec un grand bâillement : Ah ! que je m'embête ici !

Et Madeleine Brohan de répondre avec sévérité : Nous ne sommes pas à l’Odéon, ici, Mademoiselle !

A quoi la jeune Sarah riposte aussitôt de sa plus belle voix d'or : Je le sais parbleu bien, Madame ! A l'Odéon j'aurais dit je m'emm... !

O Cambronne ! O Racine !

droit d'utilisation : Licence Ouverte-Open Licence

Retour