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    Causerie Lyon, 25 septembre 1895.

    De toutes les pièces que Sarah-Bernhardt joue actuellement à Lyon, la plus originale est assurément la Magda, de Sudermann. Il est superflu de dire que je ne comprends point Phèdre dans la comparaison. La tragédie de Racine a l'éternelle beauté des chefs-d'oeuvre immuables et Sarah s'y montre éperdument émouvante. Mais entre Gismonda, la Tosca d'une part et Magda de l'autre, je n'hésite point à préférer cette dernière.

    Sardou a fait pour Sarah des pièces à ficelles et à facettes, machinées dans l'unique but de mettre en dehors tous les côtés de son prodigieux talent. L'habile homme y a réussi pleinement, et son tour de main si étonnant a remporté encore dans Gismonda un nouveau triomphe. Seulement, si ingénieux, si bien ajusté que soit ce théâtre, il y manque la note d'art, lès choses qui se gravent dans la mémoire et qui font penser...

    Or. c'est là tout justement le mérite et le défaut de M. Sudermann. Il est certain qu'il a voulu faire, dans Magda, un drame moral et philosophique où l'intrigue tiendrait moins de place que l'antithèse des idées, l'étude des milieux sociaux et des caractères. Cela n'est pas sans analogie avec les romans les plus fouillés de Balzac. Seulement, l'inconvénient de cette méthode, qui paraît être commune à toute l'école allemande moderne, c'est d'aboutir à un théâtre fort peu mouvementé, tout en grisaille pour ainsi dire. Ajoutez à cela que les détails si minutieusement observés de Magda s'appliquent à la vie d'Allemagne, à des façons d'être, d'agir et de penser très personnelles à ce pays, de sorte que le public français ne saurait prendre à la représentation de Magda qu'un médiocre intérêt, en dépit de la réelle valeur de l'oeuvre.

    L'idée en est fort belle, et un homme comme Dumas en aurait pu tirer un merveilleux parti. Magda a quitté la maison paternelle pour échapper à l'autorité de son père le colonel Schwartz, vieux soldat puritain dont l'horizon spirituel est borné par un sabre et par une bible. Après une existence assez cahotée où cependant elle a gardé l'âme fière, Magda est devenue une cantatrice célèbre. Le hasard ou plutôt quelque ressouvenir de sa jeunesse la ramène alors au logis. Mais sa seule présence bouleverse l'austère et paisible foyer, et scandalise la petite ville collet-monté. La personnalité de la belle aventurière ne saurait s'accommoder de ces moeurs sévères toujours et hypocrites souvent. Cette antithèse est, à proprement parler, toute la pièce qui finit par une attaque d'apoplexie du colonel, quand il apprend que sa fille a aimé sans être mariée, ce qui est à ses yeux un irrémédiable déshonneur.

    Ainsi que je le disais plus haut, c'est là une étude philosophique plutôt qu'un vrai drame. Tout s'y passe en conversations plutôt qu'en action. Mais si l'élément dramatique y est insuffisant, l'oeuvre de M. Sudermann doit gagner à la lecture. Le diable est qu'il ait fait une pièce, là où il n'y a guère que l'étoffe d'un excellent roman de moeurs.

    En mettant Magda à la scène française, Sarah, apparemment, a été séduite par le personnage de l'héroïne qu'elle joue au naturel. N'est-ce pas en effet un peu sa propre vie ? Quand Sarah « y va pour de bon » dans un rôle elle est incomparable. Il paraît que mardi soir le coeur lui en disait, car à différentes reprises elle a fait courir dans la salle de longs frissons d'émoi.

    Ce n'est pas de l'autre côté du Rhin que M. Sudermann pourrait trouver pareille interprète !

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