Causerie Lyon, 17 septembre 1895.
De quoi parler sinon du stupéfiant et horrifique fait-divers que représente notre gravure de première page ? Aussi bien il serait difficile d'inventer quelque chose de plus sensationnel ou de plus étrange et la réalité en dépasse tous les canards exportés en temps de vacances par la libre Amérique, comme le tremblement de terre du Honduras dont nous avons eu récemment la récente mais imaginaire nouvelle.
Rien nest plus vrai, malheureusement, que la fin tragique de ce gone de Lyon, tué par un lion, encore que les détails de l'aventure évoquent irrésistiblement le souvenir de Tartarin.
Quel était l'état d'âme du jeune téméraire lorsqu'il conçut son projet aussi funeste que baroque ? Plusieurs versions ont couru les journaux. On a dit que M. Eyssette, désireux « d'épater » des amis, avait simplement voulu tenir une gageure à fracas. Là chose n'est pas invraisemblable. Car tout est possible en matière de pari. II me souvient d'un camarade d'école qui avait parié d'avaler une demi-douzaine d'escargots de Bourgogne, avec leurs coquilles. Il le fit comme il le disait. Seulement, il faillit en mourir et en garda pour toute sa vie l'estomac détraqué. L'homme à la cuiller était de la même école. Cependant, mieux vaut encore absorber une cuiller que se faire dévorer par un lion !
D'autres ont prétendu que la victime de Romulus espérait vaincre les résistances d'une femme désirée et récalcitrante, en se faisant photographier dans une noble attitude, en compagnie du roi du désert Ceci est du roman romanesque ou je ne m'y connais pas. Les héros de Mlle de Scudéri et de M. Georges Ohnet sont dépassés du coup et jamais amoureux n'imagina pour sa dame plus décisive preuve d'amour. Quelle femme serait assez ingrate pour ne point se pâmer devant une photographie aussi rare et pour ne pas dire à l'original de l'image héroïque : Vous êtes mon lion superbe et généreux !
Quoiqu'il en soit, pari fanfaron ou prouesse galante, il fallait que le pauvre garçon fût un peu fou pour descendre, sans y être obligé, dans la fosse aux lions. Daniel le fit aux temps bibliques. Mais il était protégé par Jéhovah et de notre temps sa protection ne s'étend plus que sur les dompteurs.
Bien que lion de ménagerie, Romulus est cependant un lion, c'est-à-dire le plus formidable animal de la création. Il faut des formes pour entrer en conversation avec un interlocuteur de cette taille. Habitué aux savantes et surtout affaiblissantes préparations du dompteur, accoutumé aussi à son aspect traditionnel costume éclatant et bottes molles, peu familier en outre avec l'attirail du photographe dont l'objectif sombre irritait sa prunelle hautaine, Romulus a été évidemment troublé dans son repos et choqué dans ses goûts par l'irruption soudaine d'un inconnu entrant chez lui sans se faire présenter, au mépris de toutes les règles.
Semblable au lion de l'Atlas dont un chasseur imprudent violerait le repaire, le lion du cours du Midi redevint pour un instant le fauve indompté dont le rugissement terrifie le désert, capable d'égorger un buffle d'un coup de dent, d'abattre un cheval d'un coup de patte. En quelques secondes, l'homme qui se dressait devant lui n'était plus...
Quant au photographe, oublieux pour la première fois du traditionnel ne bougeons plus !...
il s'enfuit affolé, laissant à son appareil le soin de reproduire tout seul la terrible scène.
On conviendra que nulle part, même parmi les récits hallucinés d'Edgard Poë, on ne saurait rencontrer de tableau plus fantastique dans l'atroce. Richepin a écrit un volume sur les Morts bizarres, dans lequel il a donné libre cours à son imagination truculente pour décrire des genres de décès inédits et singuliers. Mais il n'en trouva point qui approche de l'aventure inouïe par où le pauvre Eyssette passa de vie à trépas.
Cette mort est un record, et un record qui ne sera pas battu de sitôt !