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    Causerie. Lyon, 4 septembre 1893.

    De grâce, que messieurs les médecins daignent laisser la paix à la pauvre humanité ! S'ils continuent leurs investigations sur tout ce que nous faisons, tout ce que nous mangeons et tout ce que nous buvons, une seule attitude demeurera permise désormais à l'homme moderne : celle du derviche indien qui passe sa vie dans la contemplation de son nombril, se nourrissant d'eau du Gange et de racines. Et encore il n'est pas sûr qu'un prince de la science ne vienne pas lui dire que son eau pullule de bacilles de la fièvre typhoïde et que ses racines contiennent des huiles essentielles qui sont autant de poisons lents...

    On est effrayé en effet de toutes les condamnations que la médecine prononce contre les aliments dont l'humanité a vécu depuis qu'elle existe, et que nos ancêtres absorbaient avec tranquillité tout en se portant au moins aussi bien que nous. La Faculté a proscrit tour à tour les viandes saignantes qu'elle prônait si fort auparavant, les sauces, la glace, le vin, — oui, le clair et savoureux vin de France, père des chansons et de toutes les allégresses — et enfin la voici qui met à l'interdit le plus populaire de nos mets : la soupe.

    La soupe n'est-elle pas le plat national par excellence, la nourriture réconfortante s'il en fut, le symbole même des plats bienfaisante et simples aussi bien chez les pauvres que chez les riches ? Qui n'a pas été charmé par ce tableau d'intérieur si banal et pourtant si touchant : toute la famille réunie autour de la table, le père souriant et un peu grave, les enfants joufflus et roses la cuiller impatiente dans leurs menottes, et la ménagère apportant la soupière ventrue où fume le potage aux bonnes odeurs substantielles ? Dans mon enfance, on privait les petits de dessert s'ils ne mangeaient point leur soupe : Il n’y a rien de tel pour l'estomac ! disait la chère maman. Et dans toutes les familles françaises on pense encore de même sur cette préface accoutumée de tous nos repas.

    Or, lisez un peu ce qu'un professeur à la Faculté de médecine de Paris a dit à un de nos confrères : La soupe, mon cher monsieur, mais c'est un préjugé qu'il faut déraciner à tout prix. La soupe, vous m'entendez, engendre presque toutes les maladies. C'est elle qui cause les dilatations de l'estomac, si fatales au régime économique de notre être. Avec la dilatation on ne digère plus, on souffre, on a des maux d'entrailles, des douleurs de tête. Faites donc des articles avec une dilatation d'estomac, je vous en défie. Et le plus grave, c'est que cette maladie est très difficile à guérir: Un estomac détraqué, c'est comme une horloge dont il faut revoir le mouvement à chaque instant : Il ne peut plus fonctionner avec régularité.

    Ajoutez que la soupe est un aliment inutile, contraire à toutes les règles de la raison. Quoi ! avant de manger vous emplissez votre estomac d'un liquide bouillant ou d'une sorte de mixture pâteuse qui retardera son fonctionnement, quand vous devriez au contraire le faciliter. En outre, cette, chaleur du potage est détestable pour les dents, auxquelles vous infligez ensuite ce fameux coup du médecin que j'appelle moi le coup du dentiste.

    Comme notre confrère formulait quelques timides observations, notre praticien lui répondit : Le consommé, mais précisément, c'est le potage qu'il faut proscrire avant tous les autres. Il constitue un véritable poison, oui, cher monsieur, un véritable poison !

    Ce réquisitoire est à faire frémir, encore qu'il rappelle les tirades où les médecins de Molière annoncent à leurs clients terrifiés qu'ils tomberont de la dyspepsie dans la bradypepsie et finalement dans la mort. Mais cette exagération même rend un peu comique l'anathème contre la soupe. Le prince de la science qui a déclaré qu'elle est l'ennemie, a voulu sans doute « épater » ses contemporains. A moins qu'il ne soit de l'école de M. Berthelot dont on connaît la théorie sur les tablettes « synthétiques », composées par des chimistes ayant analysé et condensé sous forme de biscuits les matières nécessaires à faire vivre un homme. Moyennant quoi on supprimerait la cuisine et la cuisinière. Mais on supprimerait du même coup une des joies de l'humanité, ce qui serait cette fois la vraie banqueroute de la science.

    N’en déplaise à là Faculté, on persistera à manger la soupe, sans trouble de conscience ou même d'estomac. Elle résistera aux attaques des gens trop savants ou trop riches qui peuvent rééditer le mot atroce prêté à Marie-Antoinette : S'ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche !

    Et longtemps, longtemps encore, en dépit des professeurs en us et des chimistes fin de siècle, les français continueront à tremper la soupe, pour eux et et leurs amis, en l'arrosant de vin de France !

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