Causerie. Lyon, 13 août 1805.
Vous l'avez en dormant, Madame, échappé belle ! pourrait-on dire aux femmes qui s'adonnent à la bicyclette, dont le, nombre va croissant de jour en jour, et qui, à Lyon seulement, sont légion. Car d'après nos confrères parisiens, le Préfet de police aurait eu l'idée singulière de réglementer le costume des femmes cyclistes, des « cyclewomen » comme disent les journaux spéciaux tous plus ou moins férus d'anglomanie.
C'est le Gaulois qui a le premier donné cette nouvelle alarmante. Sans vouloir, disait-il, mettre les cyclistes-femmes dans l'obligation de porter la jupe si incommode pour pédaler, le Préfet de police a mis à l'étude un arrêté ayant pour but de leur défendre d'arborer la culotte en dehors du temps qu'elles consacrent à battre des records ou à la promenade, afin d'éviter l'envahissement des rues par des femmes auxquelles la bécane est inconnue et qui ne se servent du costume spécial à ce sport populaire que pour attirer l'attention. Pour que le port du costume masculin soit toléré aux femmes, il leur faudra, au besoin, justifier qu'elles font réellement de la bicyclette et que leur costume n'est pas un travestissement et parfois une enseigne.
Tel était le projet liberticide prêté à M. Lépine. Heureusement la nouvelle est controuvée, soit que le Préfet de police ait reculé devant les difficultés d'application de son arrêté, soit qu'il ait eu peur des ironies satiriques que la presse n'eût pas manqué de lui prodiguer.
À vrai dire, il ne s'agissait que de Paris. Mais dans les départements, l'administration n'eût pas tardé à suivre l'exemple de la capitale. Et nous aurions vu les gardiens de la paix se mettre à la poursuite des escadrons charmants de jolies pédaleuses qui sillonnent la voie publique, les appréhender au corps et les mener an poste pour justifier devant le commissaire qu'elles ne sont pas des cyclistes pour rire.
Sans doute la besogne eût été douce aux braves urbains. Mettre la main au collet d'une jeune femme rebondie, c'est là une arrestation qui doit être plus agréable que celle d'un cambrioleur. Mais la difficulté eût été grande pour distinguer les vraies cyclewomen de celles qui en usurpent la tenue, dans une pensée que la police ne veut pas tolérer et que la morale réprouve.
Quelles conditions faudrait-il remplir pour être reconnue officiellement cyclistes ? Faut-il posséder une machine à soi ? Mais alors celles qui n'en louent que de temps à autre seraient douc considérées comme coupables ? Et aussi celles qui laissent leur Rudge à la campagne ou au manège et rentrent chez elles en culotte ? Ce serait évidemment ouvrir la porte à l'arbitraire et s'exposer à des erreurs lamentables dont les plus honnêtes pourraient devenir les premières victimes.
Si la Préfecture de police a réellement conçu un tel dessein, elle a bien fait d'y renoncer, et si elle ne l'a pas eu, souhaitons qu'il ne lui vienne jamais. La Restauration a eu l'idée saugrenue d'empêcher les villageoises de danser. Maintenant que nous vivons sous un régime de liberté on ne voit pas l'administration qualifiée pour réglementer les jupes ou les pantalons des femmes, d'autant plus que jusqu'à présent la pudeur publique n'en a pas souffert, puisque M. Bérenger lui-même ne s'en est pas ému.
Si la police veut s'occuper à toute force du cyclisme elle aura mieux à faire qu'à se livrer à ces interdictions absurdes que guette l'opérette, en protégeant les cyclistes contre les brutalités des voituriers dont beaucoup sont ravis de les écraser et contre les actes de vandalisme des féroces imbéciles qui sèment du verre ou des clous sur les routes, pour causer aux machines des accidents dont l'issue est parfois meurtrière.
Et puis est-ce que les femmes, même dans leurs atours les plus féminins, même sous les robes à paniers ou à cloches, ne portent pas quand même la culotte? Demandez plutôt à tous ces maris dont on peux dire avec Molière :
Il a reçu du ciel certaine bonté d'âme.Qui l'incline d'abord à ce que veut sa femme !