Causerie Lyon, 6 août 1895.
Peut-être avez-vous entendu parler de LUnivers, lancien journal de feu Veuillot, auquel Victor-Hugo a consacré dans les Châtiments quelques pages qui sont peut-être bien les plus véhémentes et belles satires qu'on ait jamais écrites. Il parait que lUnivers existe encore. Sans doute il a conservé quelques lecteurs parmi les duègnes et les marguilliers. Et il continue, comme au temps de son fondateur, à conter d'effroyables sornettes Qui font des temples saints trembler les vieux piliers.
La dernière en date est admirable et vraiment digne de gens qui auraient conservé l'état d'âme de lan 1000.
Car avez-vous jamais vu le diable, non pas au fond de votre bourse, apparition hélas trop familière à beaucoup, mais Satan en personne, avec ses cornes, son pied fourchu et ses yeux flamboyants, en un mot le grand diable d'enfer, tel que nous le représentent les vieilles légendes et les sculptures des cathédrales gothiques ?
Or, lUnivers vient de raconter à ses dix-sept abonnés qu'un homme de ce siècle a vu le diable, de ses yeux vu, ce qui s'appelle vu. Et, ce qui n'est pas peu d'heur pour la seconde ville de France, c'est à Lyon que le dieu des ténèbres se serait montré sous ses apparences corporelles, à un homme, le père Jandel, dominicain de son état.
La publicité de notre confrère ultramontain n'étant pas de celles qui inondent le monde, il nous paraît utile de reproduire ici le récit de cet événement si dramatique, qu'il serait profondément regrettable de laisser ignoré de nos contemporains :
Invité par un de ses amis de Lyon à assister à un important, convent de francs-maçons, il accepte, prend des habits laïques, et conduit par cet ami, entre dans la salle de réunion. Les francs-maçons arrivent et se rangent à leurs places : on attend l'entrée du président au milieu d'un silence absolu et terrifiant. Tout à coup la porte s'ouvre, le Grand Maître fait son apparition et s'avance vers son siège. En le voyant, 1e P. Jandel est glacé d'épouvante, tant cet être lui parait inconcevable et effrayant; il fait un grand signe de croix et tout à coup on eût dit que tout s'effondrait; l'horrible personnage s'évanouit, les lumières s'éteignent, et tous les maçons, pleins de terreur, se précipitent dans un affreux délire hors du temple.
Oui, le R. P. Jandel nous a raconté cette scène, j'étais là, j'ai entendu son récit, et j'affirme avec la plus entière certitude ce que j'avance, et je ne permets à personne de contester mon affirmation. Alors il faudrait mettre en doute la véracité du P. Jandel et le traiter de menteur ! Or je ne le crois permis à qui que ce soit.
A Dieu ne plaise que nous mettions en doute la véracité de cet excellent père Jandel, et que nous ayons l'impudence de croire qu'il ait simplement vu mille jandelles pardon, mille chandelles ! dans ce couvent extraordinaire dont le seul récit fait froid dans le dos. D'autant plus que sa narration a été contresignée jadis par l'évêque de Grenoble, M. Fava, qui l'a reproduite plusieurs fois dans la Semaine Religieuse de son diocèse.
Et puis, n'est-ce pas, vous allez penser comme moi qu'il n'y a qu'à interviewer le père Jandel, lequel ne saurait manquer de confirmer la courte mais sensationnelle entrevue qu'il eût avec Méphisto, sans que celui-ci ait même pu lui chanter la sérénade de Faust, Malheureusement, le brave dominicain n'est plus de ce monde. M. Fava tient donc la chose de curés qui l'auraient dit à d'autres curés. De sorte que lUnivers a beau affirmer avec l'évéque dauphinois « que le père Jandel a réellement chassé le diable de la loge maçonnique de Lyon », tant que ledit révérend sera mort il restera un doute dans l'esprit de ce siècle incrédule, où abondent les petits St-Thomas...
A vrai dire, M. le Secrétaire général de lévêché de Saint-Dié est venu lui aussi à la rescousse pour affirmer qu'un curé Bolland avait reçu les confidences de feu le père Jandel. Mais hélas ! voyez la guigne, le bon curé Bolland est, lui aussi, remonté au royaume des cieux. Alors il ne reste plus qu'à diriger l'enquête du côté de Satan lui-même. « Peut-être bien qu'il n'est pas mort », comme dit la chanson du pendu. Quel est le franc-maçon qui voudra nous donner son adresse ?