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Causerie Lyon, 24 juin 1895.

Les membres de l'Académie Française n'ont pas de chance depuis quelque temps avec la camarde. Presque chaque mois meurt un immortel, dont l’âme littéraire, allant quérir comme disait Montaigne un grand peut-être, s'en va là-haut s'assurer si l'immortalité promise dans l'au-delà est moins brève que celle dont l'Académie gratifie ses élus.

MM. Paul Bourget et Jules Lemaître doivent à l'épidémie fâcheuse qui sévit sur la docte compagnie d'avoir été investis de l'habit à palmes vertes, à fort peu d'intervalle l'un de l'autre. La réception du premier a été un gros événement pour le monde spécial qui fréquente la coupole, en ces journées où se pâment les innombrables précieuses ridicules du temps présent.

Ce que le récipiendaire a reçu d'encensoirs sur le nez, à l'Académie et dans la presse, est inouï. Lui-même a dû répéter in petto le légendaire « trop de fleurs! » de Calchas, en s'entendant sacrer en paroles et en écrits, en prose et en vers, toujours sur les modes les plus lyriques, grand-pontife de la Psychologie.

Faut-il le confesser au risque de jeter une note discordante dans ce débordement d'enthousiasme ? Je hais tous ces psychologues du bel air dont l'immense effort se borne à disséquer la minuscule cervelle des belles-madames et des beaux messieurs de la Haute. De tels personnages — je parle de ces derniers fantoches — ne sont intéressants à aucun degré. Leurs passions sont factices comme leur vie d'inutiles. Malgré les analyses copieuses consacrées aux orages de ces coeurs élégants, qui battent — oh si peu ! — sous des plastrons blanchis à Londres, je ne puis croire à la réalité de tant de souffrances. Toutes ces grandes douleurs ne sont que des bobos d'âme. Il y a dans leur cas plus de dyspepsie et d'oisiveté lourde d'ennui que de vraies peines. Et si ces Amadis en smoking, qu'on nous dépeint ainsi affligés dans les livres à la mode où M. Paul Bourget coupe leurs cheveux en quatre, étaient contraints de gagner le pain quotidien en travaillant, s'ils avaient les devoirs sérieux de tous les braves gens, on peut croire qu'ils auraient moins d'amer souci de leur moi sentimental.

N'a-t-on pas été, cependant, jusqu'à comparer l'historiographe laborieux de ces passionnelles au grand Balzac ? Que sont ces génies de Lilliput devant le colosse, à côté du Victor Hugo du roman? Il y a dans cette forêt profonde et formidable qu'est la Comédie humaine de quoi extraire des matériaux pour alimenter l'oeuvre de cent Bourgets. Aussi bien les « psychologues» le savent de reste, à en juger par leurs emprunts fréquents, et ils ne sont à eux tous que la très petite monnaie, rognée et sans relief, de l'auteur du Père Goriot.

C'est pourquoi sans doute M. de Vogué. a glissé parmi les éloges obligés et traditionnels de son discours académique ce mot qui restera, en disant à M. Paul Bourget que son titre le plus sûr pour passer à la postérité c'est d'avoir trouvé ce titre devenu proverbe : « Cruelle Enigme! »

Voilà une jolie « rosserie » d'Immortel !

Mme Sarah-Bernhardt, actuellement à Londres, vient de faire au grand émoi des journaux anglais une acquisition destinée à compléter la ménagerie intime dont elle a de tout temps orné son domicile. Elle a acheté un lion, le fameux « lion lutteur » du manager Cross, un lion athlète qui tombe en un tour de patte tous ses congénères.

Il paraît que le manager Cross ne voulait pas se séparer de ce roi des rois des animaux. Il fallut que Sarah l'enchanteresse y mit toutes ses séductions — et aussi le prix : vingt-cinq mille francs ! On raconte que dans son enthousiasme pour son « lutteur », Sarah voulait incontinent l'emmener à Savoy-Hôtel, une fois l'affaire faite. M. Cross eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre que ce serait un voisin plutôt gênant pour les autres voyageurs...

On va donc expédier le beau lion à Paris dans le home de Sarah. Il serait sans doute indiscret de se demander à quoi rime cette nouvelle fantaisie de la grande mais incohérente tragédienne. Bornons-nous à croire qu'elle s'est lassée sans doute de dire au figuré le beau vers célèbre d'Hernani :

Vous êtes mon lion superbe et généreux !

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