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Causerie. Lyon, 19 juin 1893.

Je ne sais trop pourquoi plusieurs chroniqueurs parisiens, et non des moins distingues, viennent de se prendre de bec à propos des mérites respectifs de l'inhumation et de la crémation. Cette lutte macabre à été épique. On a dit des deux côtés des choses très neuves et très savoureuses sur les agréments comparés des deux modes de funérailles. Mais on ne s'est pas entendu. Chacun a couché sur ses positions, les uns vantant avec enthousiasme le plaisir posthume de se sentir rôti, les autres n'hésitant pas à rester fidèles à la joie orthodoxe de servir de plat du jour « aux noirs compagnons sans oreilles et sans yeux » dont parle Beaudelaire, autrement dit aux vers de terre.

S'il m'était permis de donner mon opinion, j'aurais l'audace de déclarer que les deux partis ont également tort. On pourrait leur faire remarquer tout d'abord que la vraie solution de cette cruelle énigme serait de repousser avec une égale énergie l'un et l'autre système. Car, quelle réponse faire à qui vous demande à quelle sauce vous voulez être mangé, sinon que vous préférez incontestablement n'être pas mangé du tout ?

Mais puisqu'il est malheureusement trop certain que nous mourrons un jour ou l'autre et qu'il faudra assurer une situation à nos dépouilles mortelles, mieux vaut peut-être se rallier à un troisième procédé qui n'est ni la crémation ni l'inhumation, procédé qui constitue le dernier mot du confort en matière funéraire, et qu'un médecin américain, le docteur Cooper, vient d'imaginer pour le plus grand bonheur de l'humanité.

Ce Cooper, qui a pour le moins autant d'ingéniosité d'esprit que son homonyme, l'auteur du Dernier des Mohicans, prépare en effet les cadavres d'une façon qui rend leur sort presque enviable. Il les comprime, il les réduit dans une presse hydraulique après les avoir convenablement déshydratés, c'est-à-dire desséchés. et il arrive ainsi à leur donner toute la dureté et la consistance du carton-pierre.

Ce bloc humain ainsi obtenu, tout pareil, sauf le poids, à un morceau de pierre de taille, l'habile docteur en fait ce qu'on veut, au choix préalablement exprimé du de cujus, ou suivant les désirs de la famille : un vase, un guéridon, une pendule, un presse-papier ou même une pipe.

Merveilleuse invention, où le respect des ancêtres s'allie si heureusement à l'art d'accommoder leurs restes ! Comme il sera commode de conserver avec soi, sous forme d'objet utile ou agréable, le corps des êtres disparus !

Un grand-père deviendra par exemple un meuble de salon, une aimable amie un joli bibelot d'étagère, un oncle à héritage un coffre à bois, une épouse acariâtre une serinette, une belle-mère une boîte à rasoirs... Et, au lieu d'aller chaque année, à la Toussaint, se pencher sur les urnes lacrymatoires des cimetières aux noirs cyprès, on n'aura qu'à épousseter avec une tendresse mélancolique les objets mobiliers qui furent les chers défunts.

Nous faisons des voeux pour la prompte importation en France de cette découverte appelée à révolutionner l'industrie si éminemment nationale de la tabletterie, tout en donnant au culte des morts un caractère pratique conforme aux exigences utilitaires du temps présent.

En attendant l'application de ce dernier mot de la science funéraire, on continue à enterrer les morts. Un des poètes les plus curieux de la bohème littéraire, le pauvre Edouard Dubus, vient de trouver dans le cercueil sa demeure dernière, la seule où les huissiers n'iront pas le saisir... Tour à tour journaliste, sonneur de sonnets décadents et mage, Dubus eût une vie comparable à telle des héros de Mürger.

Il laisse un volume de poésies : Quand les violons sont partis, dont le vers suivant demeurera célèbre :

Je suis un poil dans la main de la Providence !

C'est la même idée qu'exprimait Schaunard en disant : Il y a bien longtemps que je n'ai travaillé. Que voulez-vous ? Il y a comme ça des années où l’on n'est pas en train !

On cite encore d'Edouard Dubus cette réflexion philosophique et bien bohème : C'est drôle, plus je maigris, plus mon paletot devient gras !

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